une couleur particulière

Avant, il y a eu le chagrin en passant devant les hommages place de la République, la cire fondue déssinait des larmes. Et novembre qui rend tout plus fragile.

Le mardi, j’ai apporté à la galerie de l’avenue Corbera la photo d’Antoine dans son petit cadre ordinaire. L’étrangeté d’apporter cette photo pour l’accrocher précisément là, avenue de Corbera. À deux portes de l’appartement où il a vécu ses derniers jours d’homme libre. L’image exhumée des archives du SHD et non d’un album de famille, retrouverait presque un lieu d’origine. J’avais un peu honte de ne pas avoir mieux préparé les choses, Éric m’a d’ailleurs fait remarquer qu’elle n’était pas bien droite. Après que j’aie réparé ma maladresse il l’a accrochée au mur. Je suis revenue pour l’inauguration, où j’ai pu convier mon neveu Maxime. Puis Éric s’est mis à raconter le projet, pourquoi l’exposition, il interpellait dans la petite foule rassemblée tantôt son frère, une tante, un oncle, une cousine. J’étais au mileu d’une grande réunion de famille, chacun racontait son lien avec ce grand-père ou arrière-grand-père architecte. J’essayais d’identifier des habitant.e.s de l’avenue. J’ai échangé avec deux femmes, la plus agée vivait là depuis trente ans, avait connu le salon de beauté de la marraine de ma sœur, mais ma famille avait déjà quitté les lieux. Éric m’invite à lire mon texte. J’étais émue, essayant de regarder un peu le public, je me perdais dans la page. On m’a applaudie, c’était étrange, je pensais à Antoine, au lien en train de se construire. Puis Éric a enchainé, j’avais du mal à être attentive à ses mots, je regardais ses mains manipuler les feuilles sur le pupitre, m’amusais de son jeu d’acteur. Nous nous sommes éclipsés avec Maxime. Nous avons dîné au petit Thaï de la rue Crozatier. Il m’a dit, en souriant, que c’était étrange de me retrouver au milieu de ces bourgeois, que je n’étais pas tout à fait à ma place, puis il a ajouté que le texte que j’avais lu était beau. Surtout il a envie d’en savoir plus sur la trajectoire d’Antoine et je réalise en écrivant ces lignes que je ne lui ai rien envoyé de ce que je lui avais promis.

Je suis partie à Lasne. Un peu avant la frontière il neigeait, j’ai été surprise, comme mon voisin, qui comme moi filme à travers la vitre le paysage immaculé. En arrivant à Bruxelles j’avais l’impression de voir la ville pour la première fois depuis le train, de cette manière là. D’habitude je suis tendue dans les arrivées, dispersée. Là quelque chose s’est ralenti. À force de revenir, mon corps avait enfin compris la route. Peut-être aussi que la fatigue transforme le regard.

Mon cousin se demande pourquoi je veux rentrer dans l’appartement, tu risques d’être déçue. Mais je n’attends rien. J’entre dans les lieux pour voir ce que cela produit en moi. Je provoque des situations pour pouvoir les écrire — c’est ce que je me répète, est-ce que ça légitime tout ?

Avec Dodo nous reprenons nos marches à travers champs, dans les bois. Nous rouvrons les boîtes et les albums. Je décolle d’un album deux photos prises à Corbera, sur l’une d’elles ma mère danse avec mon père. Je fais remarquer à Dodo comme ces albums sont atroces, la façon dont la colle retient les images et rend leur récupération presque impossible. Elle me répond en souriant qu’ils n’ont sans doute jamais été faits pour être déconstruits. Elle s’inquiète de la transmission de ces archives après sa mort, il faudra bien qu’elle indique que ça doit nous revenir, à moi et S. Je me suis sentie démunie.

Nous allons acheter des chaussures de marche, nous achetons des bières au Delhaize, nous savourons la cuisine délicieuse de mon cousin, nous jouons au scrabble, nous regardons un documentaire, nous faisons toutes ces choses ordinaires que fait une famille. Même si nous ne le sommes que depuis peu. Et nous continuons d’explorer nos vies.

Il y a au matin le givre qui transforme le paysage, installe un silence apaisant et féérique.

Puis je rentre à Paris. Le retour adouci par le fake-giving des filles, la table couverte de plats qu’elles ont préparés tout l’après-midi pour fêter mon retour. J’ai l’impression d’être la mère des quatre filles du Docteur March.

Je ne sais plus quoi faire des nouvelles effarantes qui malgré ma politique de l’autruche me parviennent. Ils n’ont donc aucune imagination ? Les pétitions s’empilent dans ma boite mail. Mais je reçois le très beau Faire courir le vivant, édité par Ad verba, et c’est une forme de consolation d’y trouver un de mes textes publié.

La jeune femme me dévisage dans la rue, m’oblige à ralentir pour accueillir son regard. I know you. Elle pense que nous nous connaissons, peut-être le salon de coiffure Toni and Guy du Faubourg ? Elle dit que les gens se souviennent d’elle à cause de son accent, intérieurement je pense qu’on se souvient d’elle parce qu’elle est très belle. Elle me tend la main, passe une bonne journée. Et oui sa main serrant la mienne, son regard appuyé, sa demande, ont donné à cette journée une couleur particulière.

L’osteopathe me recommande de marcher pieds nus, de muscler mes orteils, de me tenir sur une jambe. Je l’écoute, cherchant à comprendre ce que cela veut dire, peut-être retrouver le sol. Nuit sans sommeil. Les jours rapetissent, avalés chaque soir plus tôt, et chercher l’équilibre sur un pied.

La fiction ce n’est pas inventer

On écrit, on boit du café et Bob Dylan chante (enfin c’est ce que j’ai cru).
Elle ne sait pas comment on dit à quatre mains quand on est justement quatre personnes à œuvrer ensemble, et moi non plus je ne sais pas, je me suis évidement posée la question lors des premières diffusions de notre journal vidéo familial, j’ai la même obsession qu’elle, ce même besoin de précision, Je cherche les usages, il n’y a pas de formule mais une adaptation hasardeuse, on pourrait dire à huit mains, mais à huit mains ça devient étrange, déconcertant, presque monstrueux.

Sur le quai du métro, je la voyais concentrée, elle photographiait sa main, cherchant l’inclinaison, la lumière idéale, recourbant légèrement les doigts, jusqu’à comprendre que c’était la bague qu’elle portait à l’annulaire qu’elle photographiait ainsi, qu’elle exhibait comme une preuve, et que cette photo n’était pas pour elle, mais pour une autre, peut-être une amie, et que sans doute elle voulait provoquer son envie.

La fiction ce n’est pas inventer. C’est au contraire creuser, vérifier, me documenter compulsivement, car je suis incapable de me jeter dans le vide, Je dois comprendre la géographie du lieu, les couleurs, les arbres, les rochers, le sable, je dois savoir si le vent vient du nord ou de la mer. Depuis que j’ai placé une scène à Raf Raf, je reçois des annonces de locations à Raf Raf, Metline, El Haouaria, des lieux que je ne verrai peut-être jamais mais que je dois habiter mentalement pour les écrire, comme si j’y avais vécu.

À l’invitation de Gwen, nous nous retrouvons pour quelques jours à Fontainebleau, avec le projet de marcher, écrire, filmer. Le trajet joyeux en train, l’installation. Nous marchons dans la forêt généreuse, longeons des mers de fougères, des mousses, des graminées, nous grimpons des collines, nous croisons des lézards aux têtes bleues, des géants de pierres, un alphabet mystérieux. Le dernier jour ce sera chemin de halage, la Seine vaste et calme. Et la gare inconnue, et chanter sur le quai désert puis dans le wagon, tout est simple.

Le soir nous jouons. Tes parents sont là que leur dis tu ? La question me bouleverse, parce qu’elle fait apparaître d’un coup le manque. Je n’ai presque pas connu mon père, et je sens l’appel du vide, creusé par l’absence de son corps. Je m’imagine le serrer dans les bras, je ne sais pas qui de moi ou lui est l’enfant, une de ces étreintes fortes, joue collée au torse. Je ne lui parlerais pas, je remplirais mes bras de son corps pour en comprendre l’épaisseur, je glisserais mon visage contre son cou pour m’imprégner de son odeur, même inventée. Ma mère je crois que voudrais la consoler de sa souffrance.

comme si nous étions tous la même personne

En marchant sur les sentiers avec Dodo, les silences et les mots nous rapprochent. Elle me fait découvrir une maison abandonnée. Il y a quelque temps, elle est venue cueillir les jonquilles qui jonchent le sol. Un graveur assez connu y vivait, et Dodo a connu la dernière occupante, la femme du graveur, qu’elle aidait à domicile. En collant mon objectif aux vitres poussiéreuses je pénètre dans la maison. Elle est vide, Il reste au sol quelques gravats, un lavabo accroché au mur et un poêle en fonte ouvragé. Nous faisons le tour de la maison : aucun carreau n’est brisé, les portes sont toutes verrouillées tandis que les volets restent ouverts. Vingt ans se sont écoulés depuis son abandon, et je suis surprise qu’elle n’ait fait l’objet d’aucune intrusion.

Avant que je parte, nous emballons mon butin : le carnet du voyage à Alger de Marie-Louise, quelques photographies encore, une rédaction au lyrisme ampoulé dont l’auteur nous échappe , supposant qu’il peut s’agir de mon père, Dodo me la confiée. Un tableau de Maurice dont la composition, d’après une note de Marie-Louise, aurait été suggérée par mon père à mon grand-père. On devine une femme nue dans les larges touches colorées qui entourent des anémones. J’accumule ces objets, ces témoignages, je souris intérieurement à ma mère qui s’est appliquée toute sa vie à se délester. Avant mon train retour je bois un thé à la gare du Midi avec Catherine Koeckx, et nous évoquons la présence des sœurs Brontë à Bruxelles. Traverser le pont Lafayette se révèle être une petite épreuve après le calme de Lasne.

Nathalie m’avait proposé de revenir dans la forêt. Je manque le train que j’avais prévu de prendre Gare du Nord à deux minutes. Je décide de boire un café pour tuer l’attente, et m’arrête à la boutique Pierre Hermé, où, il y a une semaine, j’avais acheté les macarons apportés à Lasne. Je choisis un parfum — pignons de cèdre  — que je n’ai pas eu l’occasion de goûter. En savourant mon café et mon macaron, je trouve la dépense un peu excessive, elle me déplace, je deviens un personnage de roman. Ce n’est pas la même chose de dépenser une somme pour un cadeau, et de le faire pour soi. Conditionnée par l’enfance aux abois, j’ai l’impression d’accomplir un geste colossal — une sensation qui m’envahit chaque fois que je prends un taxi. Le souvenir brûlant d’une course autour de Montparnasse avec ma mère m’habite encore : je voyais avec effarement le compteur s’emballer tandis que nous étions immobilisées. Je marche ensuite avec Nathalie, sous un soleil trop ardent que les arbres, encore nus, peinent à filtrer. Comme ma cousine, elle connaît tous les sentiers, choisit les détours qui révèlent une mare, une tour étrange, un chemin tortueux, le réconfort infini à me laisser porter. 

« Ce n’est pas ce dont nous avions rêvé… »
Ce soupir traverse l’Histoire, prononcé dans toutes les langues et tous les dialectes du monde avec le même chagrin, la même rage, la même résignation, comme si nous étions tous la même personne.

Maria Grazia Calandrone, Ma mère est un fait divers.

souvent les autres me font peur

Je me suis réveillée en pensant à Trump. Je me suis interrogée sur l’étymologie de ce patronyme, est-ce que ça pouvait expliquer quelque chose du personnage. De l’allemand tambour, du français trompette, Trump fait beaucoup trop de bruit. J’ai repensé à la femme de Miami rencontrée chez les Brontë durant l’été 2022, je me demande si elle mettrait autant de véhémence aujourd’hui à me répondre But I Love Trump. Parfois souvent les autres me font peur.

Tout paraît difficile à poursuivre en ce moment. Surtout le travail. Le sens qu’il me semblait avoir retrouvé après le voyage au Japon s’estompe. Magali me dit qu’au contraire, on a vraiment besoin de beaux objets. J’essaie d’approuver.

Je m’approche de la fenêtre juste au moment où le jeune homme passe avec un bouquet de fleurs en contrebas, il a senti ma présence il a levé la tête et nos regards se sont croisés. J’ai peur d’être jugée, je ne peux pas lui expliquer que c’est un hasard si je passe devant ma fenêtre au même moment que lui. Ma gêne s’efface en imaginant la joie de la personne à qui sont destinées les fleurs.

Elle était toute seule devant le distributeur, elle a du sentir comme moi cette douceur inattendue, mais il fait super bon, elle l’a dit à voix haute, ça donnait l’impression qu’elle voulait s’assurer de la véracité de la chose.

Pour illustrer la couverture de son prochain livre, Marine Riguet m’a demandé en septembre dernier si j’acceptais qu’elle utilise un des cyanotypes réalisés à la fin de l’été. J’étais évidement émue et honorée, son éditeur a approuvé, et le livre paraîtra au printemps. C’est une reconnaissance inattendue mais surtout une grande joie de compagnonner avec Marine. Cette semaine nous nous retrouvons à la librairie qui nous accueillera pour le lancement, à l’invitation de Marine j’y exposerai mes cyanotypes. Je réfléchis à la manière de les présenter. Je les re-découvre, une forêt se déploie sous mes mains, ça me fait un bien fou.

Soirée d’anniversaire à Saint-Ouen. Depuis leur balcon on peut voir scintiller la Tour Eiffel et le Sacré-Cœur. Pensée fugitive pour le premier appartement parisien au retour d’Algérie dont la seule image qui me reste c’est qu’on pouvait voir le Sacré-Cœur par la fenêtre de la salle de bain. Dans la soirée je rencontre un algérien-reporter-de-guerre-passionné-d’aviation. Notre conversation s’emballe autour de Comanche et je fais de nouveau semblant d’y croire, j’irai bientôt en Algérie.

un allègement soudain

Sa maison me rappelle celles des amies du lycée, des meulières au bord de l’Yerres qui m’émerveillaient. Des heures à table, sa voix grave et douce. La forêt, les lumières, les mousses, on s’accroche aux branches pour éviter les flaques de la dernière pluie.

Traversée de Montmartre en vélib, la chaleur, la foule des dimanches. Retrouver Alice au bureau de vote, il y a du monde, un frémissement. Puis les résultats attendus, j’enrage. Je veux écrire à Philippe, je butte sur les mots, il m’écrit le premier, depuis la Bibliothèque nationale du Québec. Il vient de finir la lecture de Comanche, ses mots remuent, m’apaisent.

Nuit mauvaise, tenue éveillée par l’espoir ténu que Mélenchon rattrape Lepen. Jour mécanique suit. Déjà trop de commentaires, trop d’inquiétudes, une envie de fuir.

Philippe est rentré. Son enthousiasme, les rencontres, les échanges, sensation d’un allègement soudain. Il pose sur la table du salon les ouvrages rapportés de Montreal, surtout de la poésie, surtout des livres de femmes.

Publication du dernier chapitre de Comanche sur le blog, flottement.

Nous relisons ensemble les notes qu’il a inscrites en marge de Comanche. L’impression que le texte se décolle de lui-même, flotte entre la page et moi, a sa propre existence.

Au moment de m’endormir, je pense au premier chapitre de Comanche, l’enterrement de Pierrot, ce pourrait être le début d’un autre livre.