profiter de la lumière (je pense à elle)

À voir matin et soir le soleil jouer avec l’horizon je sens déjà que les jours raccourcissent, comme si le temps lui-même s’entraînait à se dérober.

Il a fait très chaud, on a travaillé intensément, cette semaine j’ai un premier sentiment d’essoufflement. Il y a heureusement d’autres espaces, il y a l’atelier d’écriture de François. Il y a la ville à arpenter. Retrouver des forces dans nos dérives lentes, dans quelques rituels désormais familiers. Au Vieux Port, le glacier est devenu incontournable, et je trouve dans la ville des échos de Bastia, à ces étés d’enfance où tout paraissait plus vaste, plus lent.

Profiter de la lumière pour réaliser quelques cyanotypes à partir des photographies prises parmi les pins, sur la terrasse, autour des statues. Je ne sais jamais à l’avance ce qui restera, quelle forme exacte prendra l’empreinte, et ce suspens redouble l’impression que tout fuit.

C’est Nina qui la remarque la première, sur la plage des Capucins. Au début, je n’y prête pas vraiment attention. Je vois sa peau mate, ses cheveux courts et gris, une sorte de coqueterie. Mais en revenant de la baignade, j’ai un choc, elle est là devant moi, c’est le portrait de ma mère. Ce n’est pas seulement une ressemblance ordinaire, c’est un double étrange. L’attitude, la souplesse de la peau, la plasticité exacte dont je me souviens chez ma mère. Son corps est plus mince, on devine qu’elle surveille sa silhouette. Mais le visage, c’est saisissant, et je ne parviens pas à détacher mon regard de ses yeux fardés, de l’épaisseur de ses lèvres, des commissures légèrement tombantes, de cette ligne du nez que je connais par cœur. Heureusement, elle ferme souvent les yeux. J’ose la photographier à son insu, geste interdit, presque honteux, au prétexte d’envoyer son portrait à mes frères et sœurs, donner corps à ce qui paraît irréel. Comme moi, ils sont frappés, eux aussi reconnaissent ce visage. Ce matin je regarde encore la photo volée et c’est une émotion profonde. Cela me trouble d’autant plus que, depuis plusieurs jours, je pense à elle, ma mère est morte un 19 août. C’est elle, vraiment, sauf que, comme je l’ai expliqué à Nina, elle ne serait jamais venue seule à la plage.

le présent aide parfois à la beauté

Nous retrouvons Alice et Maxime place de la République. Ascension de Belleville, le parc, une brasserie. Je choisis le poulet rôti, il me semblait que c’était un plat du dimanche, même si je ne suis pas sûre d’en avoir mangé souvent, le dimanche, chez ma mère. Discussions plutôt enjouées.

Une lectrice de Comanche m’écrit par mail, je ne la connais pas, c’est mon amie Agnès qui lui a prêté le livre. Ce qui me touche c’est l’endroit de sa reconnaissance, non pas de mon travail, mais de l’absence, de l’effacement, volontaire ou induit, du silence, ce qui a été décidé pour tenir, des formules — profession du père, décédé, je la connais bien et je sais à quel point, à chaque rentrée elle vient pointer ce trou béant. Je crois que dans l’enfance, il n’y a jamais eu qu’une compassion furtive, le temps de prononcer trois syllabes, or phe line. Puis le silence, l’inquiétude muette. L’incapacité à consoler, l’impuissance des mots.

Nous regardons un film d’Yves Boisset. Kristina Janda y joue le rôle d’une Allemande, mais j’entends son accent polonais. Je ne suis pas seulement en train de dire que je reconnais l’accent : c’est une réminiscence physique. L’accent me traverse, convoquant immédiatement les visages de Piotr et Monica, la lumière blanche de Marseille l’été de mes treize ans.

Alors que nous installons l’exposition avec A, nous parlons de la quête des origines, des silences. Elle m’explique comment le mutisme de son père autour de sa propre mère, de sa grand-mère, l’a poussée à faire des recherches généalogiques. Elle s’est lancée dans un chantier d’écriture : inventer la vie d’une dizaine de personnes de sa famille, les reconstruire à partir de traces infimes, d’indices biographiques d’état civil. Je suis médusée par la joie qu’elle éprouve à inventer ces existences. Le manque ouvre un espace plus grand que la vérité. Au vernissage, Agnès arrive avec l’amie lectrice qui m’a écrit dimanche, je suis émue, je crois que nous ressentons toutes les deux le besoin de nous toucher, d’un geste qui dit je te connais.

Je trie ma messagerie, parfois j’ouvre des emails pour m’assurer de ne pas supprimer quelque chose d’important. Plongée vertigineuse. Des situations qui se répètent, des moments restés intacts dans ma mémoire, des échanges oubliés qui me troublent. Je redécouvre une assurance que j’ai l’impression d’avoir perdue tout à fait. Mais le sentiment d’être beaucoup plus libre aujourd’hui.

Neige de fleurs de cerisier. Au milieu du trottoir, deux enfants assis à califourchon sur une trottinette. Le plus grand chante Vent frais, vent du matin. Son chant est clair, presque lyrique. Ses mains battent en l’air la mesure à la manière d’un chef d’orchestre. Le plus petit l’écoute avec une intensité absolue. Être saisie par leur capacité à être pleinement là, à croire totalement à ce qu’ils font.

Comme me l’a suggéré Damien je décide de faire des tirages cyanotypes à partir de négatifs des photos prises à quatre mains au Yashica avec Nina. J’enduis le papier dans la salle de bain, je lui trouve finalement une bonne raison de n’avoir pas de fenêtre. Au moment des tirages bien sûr le ciel se voile, cette fois je vérifie les UV, ajuste les temps d’exposition. Craignant que le temps se gâte tout à fait, je procède à l’arrache. 6 x 6 cm c’est petit. Il y a beaucoup de flou et les expositions sont imparfaites. Je fais sécher sous buvard. Je rassemble les bandes en un petit paquet compact, je les glisse dans la valise pour Nice. Je cours acheter le dernier livre de Claude Favre, Membres fantômes, dont une chronique partagée sur le web vient de me rappeler l’existence, je l’ouvre au hasard, lis la phrase qui s’impose, le présent aide parfois à la beauté.

s’absenter aux autres

Mes jambes se dérobent, j’abandonne l’idée d’avancer sur les cyanotypes aujourd’hui, je me couche dans la chambre de Nina, je redoute de n’être pas remise pour la lecture de jeudi, la lumière de l’après midi me replonge dans l’ennui des siestes d’enfance, mais je m’endors.

Il regarde ma gravure, le flou des arbres. Même si je sais qu’il évoque le courant artistique, c’est très surprenant de l’entendre employer cette formule, tu es romantique. J’apprends, effarée, que les cyanotypes s’effacent sous les UV, mais qu’il suffit de les plonger dans l’obscurité pour faire réapparaître le tirage. Ces allers-retours — les UV feraient à la fois apparaître puis disparaître l’image —, ces formules magiques que je ne comprends pas me déstabilisent. J’achète un vernis protecteur anti-UV, j’apprends qu’il s’agit d’un polluant éternel. Ce sera la part pérenne de tout ce travail ? Je nage au milieu de tous ces paradoxes, manipulant les images dans le parfum de solvant, me rappelant mes années d’études à Duperré. Je cherche à lier les images ; les fantômes sont de toute façon déjà là.

J’entre dans la cour de La Sorbonne pour la première fois, c’est beau et un peu impressionnant. Juste avant la tombée de la nuit, une lueur rose sur le flanc de la coupole. Trois personnes m’indiquent à tour de rôle la route à suivre pour rejoindre la salle de formation de la BIS, où je vais écouter Jane Sautière. Lecture d’un texte écrit pour la collection Le livre en question, à partir de Écrire de Duras, qu’elle présente comme sa lampe-tempête. De l’agonie de la mouche, de la mort de Duras elle-même, des recherches obsessionnelles, de l’heure de la mort de Marguerite, se représenter le moment, la luminosité, la pluie et le frais, elle écrit : « Oui, je crois vraiment qu’on peut mourir à cette heure-là, au moment où arrive un jour nouveau, une nouvelle lumière, une nouvelle réquisition à vivre et à ne pas abîmer un jour neuf alors que ce n’est plus possible. » La phrase m’éblouit quand je l’entends, au point que je l’ai réclamée à Jane pour pouvoir la retranscrire ici, puisque le texte ne paraîtra qu’à l’automne prochain. Je sors de la Sorbonne, j’active mes notifications. Pendant ce temps, la terre a tremblé à Nice.

À Saint-Maur où je rejoins Céline pour une séance de photographies. Je repasse devant la grille de la meulière que j’avais photographiée la dernière fois, qui semble abandonnée, avec les deux voitures immobilisées sous un voile de poussière dans le petit jardin, la chaîne lourde cadenassée qui condamne la grille. Les pins envahissent l’espace au-dessus du jardin dérobant la maison aux regards. Je pense au chapitre Le temps passe de Vers le phare, je me demande à quel moment on viendra déloger les fantômes de la meulière.

La lecture de Marine, je suis assise à côté d’elle, dans l’écoute de son texte. Sa lecture me donne à entendre toutes les résonances entre ses mots et mes images. Nous avons ensuite un échange, notamment sur ma pratique du cyanotype. C’est tellement nouveau que je sais à peine quoi en dire, mais je pressens l’importance des zones de flou et qu’il est encore là question de perte, de tâtonnements, de la quête d’un paysage d’enfance. Tout est un peu trop intense.

Journal du combat. Place Colonel Fabien, 22 mars 2025

Il marche large, les bras tournent dans l’air comme pour balayer le monde, son visage bruni des blessures de la rue, ses cheveux comme une gorgone blanche, il s’arrête devant une vitrine, il regarde, il s’approche, il se regarde, sa main agrippe son reflet, il penche la tête, tord la bouche pour sentir que son visage lui appartient encore.

Ça n’arrive presque jamais qu’il me précède dans la chambre et s’endorme. Je suis seule dans le salon et je lutte contre le sommeil pour faire durer cette solitude, je l’ai trop rarement vécue. Je me rappelle que ma mère, qui était un véritable animal social, qui recevait sans cesse, papotait, passait des heures au téléphone, nous avait déclaré qu’elle aspirait à une plus grande solitude, pourquoi pas une retraite en couvent. Nous, les enfants, avions ri, incrédules, mais aujourd’hui, je mesure cette nécessité de parfois s’absenter aux autres. Maintenant, j’entends la pluie.

lancement

Cette semaine le journal se met entre parenthèses (un pèlerinage familial avec l’entrée au 13 rue Becaria puis passage Corbera — les filles à la maison, comme des vacances — une apparition réjouissante à la gravure — rencontrer lors d’une dînette la fille de coopérants née à Alger en 1967 —  réimpression de quelques volumes de Comanche — deux heures au café avec Marine pour faire un peu plus connaissance — être la cible d’un virus qui me met KO).

Ça n’empêche qu’aujourd’hui je suis très émue d’annoncer le lancement de Fugue pour visage,  le poème de Marine Riguet paru chez MaelstrÖm ReEvolution. Ça se passe jeudi 20 mars, à la librairie le Delta à 19h00. 

Marine m’a fait le bonheur de choisir un de mes cyanotypes pour illustrer la couverture de son livre. Lors de la soirée Marine en lira un extrait, entourée d’un work in progress de mes cyanotypes, et nous parlerons de la perte, du tâtonnement, du trouble, du paysage.

Je serais très heureuse de vous y retrouver.

des images en suspens

On marche vers La Villette, sous le ciel bleu promis et un vent frais. Après le déjeuner d’anniversaire on traverse le cimetière de Pantin, plusieurs parties sont très endommagées, des tombes effondrées. Le cimetière est immense, on a du mal à en apercevoir les limites. En sortant nous croisons deux femmes, la plus âgée à la plus jeune, Ça finit toujours comme ça les tombes, on les abandonne.

Pour m’indiquer le chemin elle m’avait dit que je devais me laisser guider par la lumière du mimosa. Sa terrasse est couverte de plantes, nous buvons un thé vert, nous partageons les patisseries que j’ai apportées. Nous avons une discussion profonde bien que nous nous connaissions à peine. Nous sommes interrompues par l’appel heureux de Nina après sa soutenance. Avant que je parte, A me coupe quelques branches du mimosa, sur le chemin du retour le bouquet danse dans le panier du Vélib, libère son parfum sucré.

Je suis rentrée dans l’atelier, je me suis assise sur ma chaise, j’ai d’abord répondu que oui ça allait, puis que non, là je n’y arrivais plus. Je n’ai pas pu allumer mon ordinateur, on verra la semaine prochaine. Je rentre à la maison plus légère, je ne suis pas sûre que ce soit de l’audace, mais un réflexe salutaire.

S’accorder une heure vraie pour écrire, prendre un café avec Magali dans la cour de la caserne, soulager une migraine, acheter des billets de train pour Bruxelles, voir l’exposition de Francis quai Saint-Michel, photographier la Seine à l’heure dorée, écouter les messages de Marine.

J’ai oublié de remettre de l’eau dans le vase du mimosa que j’avais isolé dans la chambre de Nina, il s’est recroquevillé brusquement. J’ai étalé les branches sur une feuille de papier, j’ai voulu les photographier, je découvrirai samedi que la photo est parfaitement floue.

J’ai de la chance, il fait incroyablement beau. J’enduis quelques papiers, réussis à exposer quelques négatifs, je lutte contre mon impatience et laisse le temps au soleil de faire son travail. Je m’évertue à vouloir faire apparaître le visage de la femme du cimetière de la Villette. Je suis toujours surprise de ces croisements, alors que dimanche je photographiais un nouveau portrait sur un médaillon funéraire. Obsessions plutôt que croisements. En recadrant l’image, je découvre l’intensité du regard et le sourire retenu de la jeune femme, sans doute pour masquer l’imperfection d’une dent pas tout à fait alignée.

J’étale les cyanotypes. Je crois qu’il y a une masse suffisante pour l’installation à la librairie. Je scrute les mouvements et les zones de flou. Parfois on devine seulement une trace, certains n’ont pas été suffisament exposés, ce sont des images en suspens, je ne sais pas encore comment les retravailler. En attendant l’accumulation me rassure, j’en passe toujours par là, même s’il est difficile ensuite de s’y frayer un chemin et que je n’ai jamais su m’orienter dans une forêt.

Is this love

Nous sortons de bonne heure, notre café fétiche sur le chemin de la halle Pajol est désormais fermé, je pense à Lola Lafon qui y venait régulièrement. Alice vient déjeuner, puis nous jouons, puis je l’accompagne avenue Secretan où elle doit faire quelques courses, j’achète comme elle un paquet de muffins, nous revenons vers la Rotonde, frayant entre les stands du vide grenier. Une éffigie de Marilyn capte mon regard mais jailaflemme de la photographier pour le groupe FB qui lui est dédié. Dans l’après-midi Anne partagera sa trouvaille.

L’IA de Gmail s’évertue à vouloir corriger mes messages, soulignant tous les mots accordés au féminin, je trouve ça insupportable, et je m’énerve à voix haute devant l’écran, me surprends à jurer.

Comme il faisait nuit, que c’était à cinq cents mètres de la maison, que son fils à ses côtés avait beaucoup grandi et qu’il marchait avec des béquilles, je n’ai pas reconnu ma voisine quand nos regards se sont croisés et je suis gênée de ne pas l’avoir saluée.

À la supérette Is this love diffusé à la radio, le caissier est debout et chante, il chante très bien, une voix bien timbrée, en rythme, et la cliente à la caisse reprend les chœurs avec lui, ils sont dans un même mouvement, le moment dure longtemps, ça nous éloigne du réel, et ça me rend joyeuse que ce moment puisse durer si longtemps dans la tristesse morne du magasin, un soir de semaine de gens pressés, je me retiens de chanter avec eux, je les remercie en sortant.

Quelque chose qui me chatouille sur la joue, comme des cheveux, mes doigts viennent au contact de cette caresse qui s’anime — un insecte, à la comissure des lèvres maintenant — mes doigts s’agitent, c’est une araignée. Je surréagis, elle n’est pas ridicule, une de ces grandes aeriennes qui ressemble à un faucheux. Philippe se moque gentiment — j’aurais bien aimé t’y voir. Ceci n’est pas un rêve.

Le spectacle de ce qui se passe dans le monde est tellement une farce que je me demande si faut s’en faire l’écho.
Parfois je photographie la même chose que Philippe, parfois c’est lui qui souligne ce qui dans la ville devrait capter mon regard. Nous ne faisons pas les mêmes cadrages ni le même usage de nos photographies, sans doute personne ne s’en rend compte, mais ça me plaît d’imaginer nos archives qui se répondent.

Le ciel bleu me donne envie de tenter de nouveaux tirages cyanotype pour les installer à la librairie lors du dialogue avec Marine. Les gestes reviennent très vite, mais je me confronte à la réalité, les UV de l’hiver sont faibles. Le peu de temps que j’y consacre me met néamoins dans un état d’excitation joyeuse, l’effet de surprise, les contrastes qui se révèlent, la découverte. Mais je ne peux m’empêcher de penser que je devrais arrêter de me disperser, et que je devrais consacrer vraiment du temps à écrire si je veux un jour aboutir Corbera.

souvent les autres me font peur

Je me suis réveillée en pensant à Trump. Je me suis interrogée sur l’étymologie de ce patronyme, est-ce que ça pouvait expliquer quelque chose du personnage. De l’allemand tambour, du français trompette, Trump fait beaucoup trop de bruit. J’ai repensé à la femme de Miami rencontrée chez les Brontë durant l’été 2022, je me demande si elle mettrait autant de véhémence aujourd’hui à me répondre But I Love Trump. Parfois souvent les autres me font peur.

Tout paraît difficile à poursuivre en ce moment. Surtout le travail. Le sens qu’il me semblait avoir retrouvé après le voyage au Japon s’estompe. Magali me dit qu’au contraire, on a vraiment besoin de beaux objets. J’essaie d’approuver.

Je m’approche de la fenêtre juste au moment où le jeune homme passe avec un bouquet de fleurs en contrebas, il a senti ma présence il a levé la tête et nos regards se sont croisés. J’ai peur d’être jugée, je ne peux pas lui expliquer que c’est un hasard si je passe devant ma fenêtre au même moment que lui. Ma gêne s’efface en imaginant la joie de la personne à qui sont destinées les fleurs.

Elle était toute seule devant le distributeur, elle a du sentir comme moi cette douceur inattendue, mais il fait super bon, elle l’a dit à voix haute, ça donnait l’impression qu’elle voulait s’assurer de la véracité de la chose.

Pour illustrer la couverture de son prochain livre, Marine Riguet m’a demandé en septembre dernier si j’acceptais qu’elle utilise un des cyanotypes réalisés à la fin de l’été. J’étais évidement émue et honorée, son éditeur a approuvé, et le livre paraîtra au printemps. C’est une reconnaissance inattendue mais surtout une grande joie de compagnonner avec Marine. Cette semaine nous nous retrouvons à la librairie qui nous accueillera pour le lancement, à l’invitation de Marine j’y exposerai mes cyanotypes. Je réfléchis à la manière de les présenter. Je les re-découvre, une forêt se déploie sous mes mains, ça me fait un bien fou.

Soirée d’anniversaire à Saint-Ouen. Depuis leur balcon on peut voir scintiller la Tour Eiffel et le Sacré-Cœur. Pensée fugitive pour le premier appartement parisien au retour d’Algérie dont la seule image qui me reste c’est qu’on pouvait voir le Sacré-Cœur par la fenêtre de la salle de bain. Dans la soirée je rencontre un algérien-reporter-de-guerre-passionné-d’aviation. Notre conversation s’emballe autour de Comanche et je fais de nouveau semblant d’y croire, j’irai bientôt en Algérie.

un monde se reconstruit

Nord, sud, est, ouest ? Mer, montagne, campagne ? On ira à La Butte-aux-Cailles, à la fois montagne et campagne sous un ciel bleu intense.

Le vieillard était déjà là. Le temps long de son café, il s’endort par intermittence au-dessus du journal dont il griffone les pages. Il prend la monnaie qu’il serre dans un petit sac en plastique. Il tente de se lever. Ses mains s’agrippent au dossier de sa chaise, ses jambes se dérobent. Je suis seule à l’observer et m’inquiéter pour lui, je crains qu’il s’effondre. Il attend que la force remonte dans son corps. Puis il prend le temps de débarrasser sa table, il s’immobilise, puis s’élance vers le bar. Philippe me fait remarquer qu’à le regarder maintenant marcher au dehors, il semble revigoré.

Je photographie les lapins en papier jaune collés sur un mur tagué en pensant à Claude Chambard. Comme je pense à François Bon quand je vois des engins de chantiers. Comme une réprésentation de Marilyn me fait irrémédiablement penser à Anne Savelli. Comme je pense à Anne-Marie Garat en traversant le Jardin des Plantes. Toi ce sont les reflets, les panneaux de signalisation, la ville, toi tu es toujours là.

Les entendre est désespérant, leurs appetits immondes, leurs phrases relayées par les journalistes atones, des phrases qui nous sidèrent, on se demande d’où elles tombent.

Chaque matin je surveille les mouvements du ciel, il finit par s’ouvrir, et me rappeler d’autres matins.

J’étale les cyanotypes de cet été sur le sol, j’essaie de composer un ensemble, il y a les mots de Marine, les lieux se brouillent les uns contre les autres. J’ai l’intuition qu’en les rapprochant un monde se reconstruit et ça me donne beaucoup d’espoir.

J’entends une voix, d’abord je ne sais pas d’où elle vient, une petite voix qui semble monter du sol, puis c’est mon prénom que j’entends, Caroline, Caroline, c’est Milène qui tente de me prévenir, j’ai déclenché un appel vidéo accidentellement avec mon teléphone, sa voix qui venait de loin, minuscule et grave, c’était une voix de fée.

ton regard, cette absence

Déjeuner de fête au Train bleu. Nous sommes placés au pied d’une fresque représentant le Vieux port de Marseille. Luxe un peu bruyant. Dans ces moments où je me sens déplacée, il y a la présence de ma grand-mère, de mes tantes, je les rassure, je n’oublie pas d’où je viens, dans le décor gigantesque la gêne se dilue.

Une sollicitude sincère qui trouble. On cherche des mots, on rassure l’interlocuteur, on invoque un manque de sommeil, une rêverie. C’était sans doute ça d’ailleurs. Mais son malaise, comme s’il mesurait être entré dans une zone trop intime l’oblige à parler encore, c’est ton regard, cette absence. C’était comme s’il me tendait un miroir et que je ne pouvais pas échapper à mon reflet.

La semaine délirante. Des tempêtes, des feux, des puissants, des gestes inouis, des injures. La miniature absorbe heureusement les angoisses, mais sans doute trop d’énergie. J’approche de la fin, même s’il y a mille détails à finir. Heureusement la deadline ne pourra pas être repoussée, il est temps de revenir aux choses sérieuses. Écrire ?

Nous nous retrouvons chez Catherine avec plusieurs amis du Tiers Livre, échanges un peu vifs, impatients, nos désirs d’écriture, nos inquiétudes, nos manquements. Xavier me suggère que quand même l’Algérie, on devrait y penser, ce voyage on devrait le faire. Je m’abrite derrière les tensions entre les deux pays, un peu de peur. C’est au-delà de la peur, je ne sais même plus si j’ai envie de faire ce voyage. Il faudrait qu’on m’y invite vraiment.

C’est la proposition la plus enthousiasmante que l’on m’ait faite depuis des mois. Je ne sais pas si ça aboutira. J’ai sorti les cyanotypes du carton à dessin où ils dormaient depuis octobre. Curieusement nous ne retrouvons pas l’image qu’elle a choisi pour la couverture de son livre. J’aime sa manière prudente d’avancer des idées, j’aime le dialogue à venir. Quand je prends une photographie je ne cherche pas à fabriquer une « belle » image. Je sais qu’il y a toujours un prolongement, une révélation, surtout au moment de la publication. La photographie ne m’aide pas à comprendre le monde, mais elle m’y relie.

Échanges avec Anh Mat. Comme mes doigts sont douloureux j’utilise la messagerie vocale, il me répond et sa voix familère, découverte à travers son journal, me donne le sentiment d’une grande proximité, sentiment que j’ai très rarement au téléphone que je n’aime pas trop utiliser. Peut-être que c’est le décalage de l’enregistrement du message, l’attention portée aux mots que nous prononçons.

Sous les pavés la plage, journal du combat. Place Colonel Fabien, 25 janvier 2025

l’après-midi bleu de ses fenêtres

Au retour de Corse, une nuit à Paris et reprendre la route avec Agnès pour rejoindre Delphine. La route déserte et joyeuse. S’émerveiller de la traversée du Massif central, se dire qu’on pourrait se retrouver là une prochaine fois, alors que pour mille raisons obscures je n’ai jamais réussi à y séjourner. Halte à Millau pour attraper Delphine, attaque de moustiques, l’arrivée aux Vignes. La saveur d’une tarte préparée à notre attention, la joie du dortoir, le chevreuil qui nous regarde avant de s’élancer entre les arbres, le loir qu’on dérange.

C’est la première fois que nous nous retrouvons avec le projet de faire ensemble, ce que nous avons fait du temps où nous travaillions pour C (je ne compte plus). Je n’ai pas apporté de projet précis, je veux juste faire, expérimenter, j’ai apporté six images et différents papiers. On prépare les solutions, on coupe et on enduit les papiers, on remplit des bassines d’eau, on se lance sans la moindre hésitation.

Les bleus se révèlent sous le soleil.
Chaque jour on expérimente, on apprend. On s’émerveille de l’intensité révélée par l’eau oxygénée. Je tente des virages au café. On oublie de manger. Je n’ai préparé que six images et je fais avec, je superpose, retourne, bouge, j’efface au bicarbonate, je ne sais pas où je vais et c’est très agréable. L’excitation monte, je chante parfois à tue tête, nous rions beaucoup, nous sommes impressionnées par cette facilité à faire, ensemble.

Le temps tourne, on ne fera plus de tirages aujourd’hui, ça nous donne l’élan pour une baignade dans le Tarn. Dans l’eau une sensation de fraîcheur pour la première fois de l’été. J’avais oublié la douceur de la rivière. Sur un rocher, se moquant des présences autour, l’enfant chante du yaourt en se dandinant, nos regards se croisent, il continue joyeusement.

Les papillons de nuit. Les escaliers moussus, son reflet dans le miroir, nos lits de Boucle d’or. La prairie. Le reflet du ciel et des feuillages dans les fenêtres, me reviennent ces quelques mots de La recherche, lorsque le narrateur est invité chez Gilberte, qu’il patiente dans un petit salon que commençait déjà à faire rêver l’après midi bleu de ses fenêtres.

Je photographie la route à la volée, hormis pour la baignade nous n’avons pas bougé du Maynial. On dépose Delphine à Millau, on traîne un peu, on se refuse au départ. Au retour, il y a plus de monde sur la route, il fait chaud, avec Agnès on essaye de soutenir notre conversation. L’instant du retour où nous entrons dans Paris, où elle reprend sa superbe, où elle vibre encore d’une lumière estivale, où les cyclistes sont rois, où on imagine encore la mer au bout de la rue. 

En ouvrant le carton à dessin, je suis impressionnée par la masse produite durant ces quatre jours. Je voudrais préserver l’élan. Les filles à la maison et la joie des retrouvailles. La manière dont chacune reprend sa place. Après le déjeuner avec M-C, nous nous égarons avec Alice et Nina dans les rayons vides du BHV, et achetons une machine à pâtes.

Je commence enfin, je l’ai attendu longtemps, Archipels, le dernier livre d’Hélène Gaudy. Philippe me fait remarquer que je lis doucement, c’est comme ça que je veux y entrer, chaque phrase récompense mon attente.
« Sans doute cet effacement dont les enfants sont responsables est il aussi l’un des moteurs qui les attachent, plus tard, aux souvenirs, et qui parfois les poussent, une fois adultes et repentants, à tenter de sauver ce qui a echappé à leur appétit d’ogre. », Hélène Gaudy, Archipels