du temps qui passe

Elle me demande si je me suis déjà vue être mère avant de l’être. Si c’est arrivé je ne m’en souviens pas. Aussi, voir ton enfant grandir trop vite avant d’en avoir ? Non, pas de vision, oui les enfants grandissent trop vite. Ne vivons-nous pas toutes dans la terreur du temps qui passe ?

Je passe pour la première fois devant l’écluse depuis notre retour, le cerisier a déjà perdu toutes ses fleurs… je ne l’ai pas photographié cette année, ni même la neige de pétales pourrissantes. J’y pense plusieurs fois dans la journée, sans bien comprendre comment cela a pu m’échapper. J’y pense encore pendant que j’écoute Ryoko Sekiguchi lors de la rencontre organisée par François Bon.

Il écarte le haut de son sweat pour vérifier l’odeur qu’il dégage, il sort de son sac un vaporisateur et se parfume généreusement. L’odeur sucrée se diffuse dans le wagon, m’écœure.

Nous sommes leurs enfants, nous nous effrayons d’avoir vieilli si vite. M-P me demande si elle a le droit de fumer à la fenêtre, Alice la rejoint, je me lève à mon tour, regrette au bout de trois bouffées d’avoir allumé une cigarette, la sensation de sueur froide au dessus des lèvres. La lune même si loin d’être pleine illumine le ciel.

Sur le mur de l’école des filles, des photos scellées de Backtothestreet, je pense d’abord à Piero. Je m’approche, j’essaie de reconnaitre les décors derrière les portraits de rue. Je choisis les jumelles du pont Lafayette, pour leurs bras moites et potelés, pour l’insolite oiseau posé sur la tête de celle de gauche.

Dans le rêve, alors que je m’étonne d’avoir laissé autant de temps au silence, Philippe arrive en compagnie de V, je lui fait visiter la maison dans laquelle on circule comme à l’intérieur d’une coquille, un parcours en spirale. Dans la journée j’envoie un sms à V, sans être certaine que le numéro soit bien le sien.

Golden eighties, Sylvie (Myriam Boyer) lit la lettre de son fiancé, c’est une lettre reçue du Canada, une lettre écrite sur papier bleu pelure. Il y aura toujours une scène dans un film pour convoquer les absents.

s’échapper du temps présent

Nos marchons dans les sentiers autour, hésitons devant les pentes trop fortes, nous rions, renonçons quand l’humidité perce nos chaussures. On fait mine d’oublier la tempête de la veille, je ne sais pas ce que j’espérais. On met la petite sur le poney, on aura même pas envie de s’attarder sur la plage, la mer était trop loin, le sable et le ciel étaient gris.

Me revient la chanson que Nina avait choisie pour le mariage de J et M, je me suis mise à chantonner, la voix est prise par le manque de sommeil, des mots me manquent. Je pense à elle, j’ai l’impression qu’elle chante avec moi, que nos voix nous aident à nous rejoindre.

L’éclat du soleil sur les trottoirs humides m’aveugle. C’est souvent la lumière qui me dirige, surtout quand je change d’itinéraire. Alors la ville se métamorphose, pas tout à fait étrangère mais nouvelle, alors je peux me satisfaire du bleu d’une porte, de l’ornementation d’une façade.

Le froid mord méchamment, les vitrines se chargent de décors de Noël, des jeunes gens semblent s’amuser à l’intérieur des bars, ça devrait me réjouir, mais je n’y arrive pas, peut-être que c’est novembre.

Sur le blog de Piero, un billet retient mon attention avec ses photos de boutiques de chaussures, j’ai une tendresse particulière pour ces magasins vieillots, sans doute une réminiscence de l’enfance, l’achat de chaussures neuves, c’était le seul truc que ma mère refusait qu’on nous donne, les chaussures.

Ma langue explore la béance laissée par la couronne déchue, mes phalanges se logent entre les lèvres, des réflexes archaïques, la sensation furtive de s’échapper du temps présent, mais le corps autour rappelle ses faiblesses.

L’économie des gestes, la blouse, la robe de chambre, le moulin à café, le corps enfermé dans les cadrages serrés, les jeux de lumière, l’acajou brillant de l’armoire, la grille accordéon de l’ascenseur, le pliage du linge, la lecture de la lettre de la sœur au Canada — d’un souffle, l’épluchage des pommes de terres, à plein d’endroits penser aux femmes qui m’ont précédées dans la famille. Puis le désordre de la mèche sur le front, le glissement dans la folie.