nous parlons sans doute la même langue

Marche au bassin de la Villette, puis au jardin partagé du jardin d’Éole.
Série de cyanotypes avec accidents, au moment du virage au thé, les images s’effacent, je découvre que les pigments ne résistent pas à la chaleur. Anh Mat confirme sa venue à Paris. Je prépare les chambres des filles, je crois qu’elles resteront toujours leurs chambres. En époussetant la maison de poupées, j’imagine Isabelle la découvrant. Je me demande si elle fera parler les personnages, si elle changera les meubles de place.

Visite du salon de l’estampe. Mon regard et mon attente ont changé. Il est rare que je me laisse porter comme les premières fois, désormais je décortique, je plonge dans les gris et les textures, je cherche à deviner quel outil, quelle technique il y a derrière les images qui attirent mon regard. Le lendemain, je reprends mes essais de surimpression — gravure sur cyanotype. J’accumule sur mes petits formats, et l’accumulation est réjouissante. Je ne me pose pas de questions, je fais, je comprendrai après.

Déjeuner avec Camille. Nous ne nous sommes pas vues depuis longtemps. Nous sommes liées par l’histoire de nos parents, mais surtout par un lieu, Edenville. Un nom rare, presque mythique, qui semble venir d’une Amérique dont nous ne rêvons plus depuis longtemps. Elle a vécu dans la même maison, L’Îlot, une dizaine d’années après moi, au même âge. Je devine chez elle la même nostalgie, elle a avec cette maison un même sentiment de dépossession je crois. Une maison quittée, perdue, vendue, une maison dont on n’a pas décidé le sort. Et au-delà des souvenirs, nous avons le même émerveillement à nommer ces lieux, L’Îlot, Edenville. Et le sentiment de réassurance de partager cela avec elle, que le souvenir du lieu trouve un écho dans une autre voix.

Déambulation avec Anne Savelli autour de ses Oloés, dans son quartier (qui est aussi un peu le mien). Je connais la plupart des lieux que nous traversons. Mais marchant à côté d’elle, je trouve qu’ils résonnent autrement, d’autres liens se tissent. Devant le 19 de la rue de l’Atlas, où Georges Perec prétend être né, se dresse un immeuble construit dans les années 1930 — ce qui contredit la croyance de Perec. Dans cet immeuble vit Lya, une artiste, amie d’Anne, qui nous accueille dans son appartement de poche. Je trouve merveilleuse cette possibilité d’entrer chez une inconnue. Dans l’espace réduit s’accumulent les œuvres, la laine, la documentation, parfaitement ordonnées dans des boîtes dissimulées par de grands voilages. Un lieu minuscule qui semble contenir tout un monde. Il y a quelque chose d’extrèmement touchant dans cette tension entre l’étroitesse de l’espace et l’amplitude intérieure qu’il dégage. Lya est aussi modèle, et j’apprends qu’elle a posé à Duperré où j’étudiais — je l’ai peut-être dessinée. Le lendemain de notre rencontre j’en ai la certitude.

Je vais accueillir Anh Mat et Isabelle à la Gare de l’Est. Se rencontrer physiquement est très troublant. Comme, exceptionnellement, ils n’ont aucune visite de musée prévue aujourd’hui, je décide de ne pas travailler. Pour aller aux Buttes Chaumont nous reprenons une partie de l’itinéraire accompli la veille avec Anne, avec une pause à la bibliothèque. Nous avons la surprise de découvrir le siège du Parti communiste ouvert, il s’y tient une exposition autour de l’anniversaire de l’indépendance du Vietnam, on y voit bien sûr un signe. Nous arpentons les Buttes Chaumont, en quête de fraîcheur et de verdure. S’asseoir près de la rivière, traverser une pente herbeuse et tiède nu-pieds. La présence d’Isabelle fait ressurgir l’époque où nous venions ici avec Philippe et les filles petites. Je m’effraie de la rapidité avec laquelle ces années ont filé.

Avec Anh Mat, nous parlons de nos gestes, de nos pratiques d’écriture. Est-ce que l’écriture a besoin de devenir livre, quand elle existe dans l’échange, dans nos carnets, nos messages, nos marches. Je crois que malgré l’appréhension nous parlons sans doute la même langue, une langue pour comprendre, pour relier, une langue qui se passe de reconnaissance mais non de partage.

les gens ont l’air heureux

Nous passons par la Grange aux Belles, tu me confies que l’objet métallique, auparavant incrusté dans le bitume, cet objet dont Nina se souvenait précisement, que tu avais trouvé en marge du chantier du pont, que tu avais dissimulé au dos d’un arbre avant notre départ ne sachant pas qu’en faire, a disparu. Je l’aurais sans doute oublié, mais de l’avoir longuement évoqué à Nice avec Nina, il avait pris une certaine importance, je te trouve bien imprudent de l’avoir abandonné derrière cet arbre et mon coeur se serre un peu. Au retour de la Mouzaia, des glycines, du bistrot, des Buttes, j’écris, je ne crie pas victoire mais l’énergie revient, et avec elle beaucoup d’autres choses.

Je ne suis pas dans la quête d’une belle image, je cherche plutôt à mémoriser l’instant, ou à prendre une note via la photographie. Et il m’arrive d’écrire plusieurs fois la même chose. Le Temple de la Sybille n’y échappe pas, je ne sais pas si elle convoque un souvenir enfoui, mais sa silhouette romaine dans ce décor à l’anglaise, me raccroche à une chose du passé que j’ignore.

J’appelle Adnane, en quête de détails pour décrire le trajet de l’aéroport d’Alger à la maison de Nadira. À distance il me guide sur Google Maps, cherchant précisément un virage, un repère, quand je veux juste savoir quelle architecture, quelle végétation, quelle vue… Je sais désormais qu’il y a un citronier, un figuier, des bougainvilliers dans le jardin. On évoque le voyage que je ferai peut-être un jour, les tensions franco-algeriennes, le fait que bien que née à Alger je n’ai jamais demandé la double nationalité. Le fait que oui, il faudra que j’aille à Alger, mais que vraiment il faut découvrir le Sahara, qu’il n’y a rien de plus beau que le désert.

Il est recroquevillé dans un renfoncement en position presque fœtale, ses chaussures trouées, la teinte brune de sa peau, son corps rétréci. Au-dessus de lui un collage, une phrase en lettres capitales, LE SILENCE PROTÈGE LES BOURREAUX. C’était étrange comme elle résonnait à cet endroit. Je me suis demandé s’il l’avait lue, s’il l’avait choisie inconsciemment pour veiller sur lui, ou pour signaler sa présence.

C’est une chaleur déraisonnable, mais il y a le plaisir de retrouver certaines sensations.

Nous achetons des croissants dans une boulangerie du boulevard de Belleville, peut-être parce qu’ils sont chauds, ça nous rappelle les croissants qu’on faisait cuire enfants à la maison, la fausse magie des croissants Danerolles. Peut-être parce que c’est le premier mai et qu’il fait beau les gens ont l’air heureux. À l’angle de la rue Étienne Dolet et de la place Maurice Chevalier, le graffe de Zoo Project est presque totalement recouvert, seule sa signature apparait encore sur le côté. Alors que Anne m’envoie un message pour me dire que dans la file d’attente de la piscine il y a devant elle deux jeunes gens qui parlent de Chantal Akerman – je crois que comme moi elle y trouve une raison de se réjouir, nous arrivons sur l’allée qui porte son nom, à Ménilmontant. Nous buvons un café à La Laverie, dont les grandes fenêtres ouvertes sur la place en contrebas m’évoquent une scéne de théatre. Je vais payer au comptoir, le serveur me confie qu’il boit un thé blanc, il trouve que ça n’a pas de goût, que ce n’est pas très bon, en fait, mais qu’il ne peut tout de même pas le jeter parce que ça coûte très cher. Toutes ces paroles paraissent inutiles mais ses gestes, sa voix, son sourire, sa volonté de se lier me font du bien.

J’ai repris depuis quelques mois l’atelier d’écriture de François Bon. Je ne l’aborde plus du tout de la même manière (comprendre je n’ai plus l’impression de jouer ma vie à chaque fois, oui j’exagère). C’est devenu une sorte de discipline, et parfois j’ai de bonnes surprises. Pour le dernier atelier on s’appuyait sur Manuela Draeger, marcher dans le rêve et la nuit. J’ai fouillé dans mon blog où il m’arrive de noter des rêves (joie des mots clefs). J’en retrouve un qui se glisse plutôt bien dans la consigne, je passe du jeu au nous, trouve de nouveaux appuis, donne une couleur plus sombre au rêve initial, si bien qu’à la fin j’ai un nouveau souvenir de ce rêve. Et puis Philippe me dit que d’avoir lu mon texte l’a aidé. Et là je découvre qu’il est entré dans mon rêve, il en a repris la matrice, mais lui a donné une autre couleur, ma ville rêvée est désormais post apocalyptique. J’ai du mal à définir ce qui me trouble autant, de me sentir dépossédée de ce rêve ou de faire l’expérience d’une autre temporalité, d’une réalité parallèle. Une mise en abîme du rêve, nous voilà totalement chez Marker.

Je vais peu au théatre, G vient de m’offrir une place pour Macbeth à la Comédie Française. C’est la première fois que j’entre dans ce théâtre et je ne suis pas la seule, autour de moi les mêmes gestes, on se photographie dans les escaliers majestueux, on photographie les sculptures, les lustres, les plafonds. Sur la scène, Lady Macbeth nous attend, assise devant un portrait, visage enfoui sous de longues mèches rousses qu’elle lisse puis arrache par poignées. Des chuchotement, quand nous retrouverons-nous. Et puis je finis par rester sur le bord, tout est un peu trop figé, je vois les trucs de mise en scène. En sortant du théatre, j’avise le ciel, je pense avoir le temps d’arriver à la maison avant la pluie. J’ai à peine roulé cinq cents mètres qu’il pleut, que ça se transforme presque immédiatement en grêle, qu’il y a des premiers éclairs, que je suis trempée, que les grêlons grossissent à vue d’œil et me font mal. Je rejoins d’autres personnes surprises par l’orage sous la bâche d’un restaurant italien rue Réaumur. Ça ne dure pas longtemps mais c’est sidérant. En rentrant, alors que mes doigts allaient se poser sur le digicode, je sursaute, il y a une énorme araignée immobile.

réarmer l’écriture ?

Au retour de notre promenade dominicale nous traversons les Buttes Chaumont, je ne reviens pas sur mes pas pour photographier la dame avec le chien posé sur ses genoux, sa manière tendre de le tenir, son regard au loin, sa solitude qui ouvre des gouffres dans ma poitrine.

Il y a souvent, alors que je traverse la rue de la Roquette à vélo pour m’engouffrer rue de Lappe un parfum de chocolat dans l’air, c’est tellement délicieux que je l’écris ici.

La lecture d’Hêtre pourpre est une réjouissance, ça tient je crois à la densité de la langue. Reviennent quelques images/sensations de ma grand-mère, les tartines de beurre qu’elle saupoudrait de sucre au goûter, la comptine inventée, chantée fausse sur ces genoux, portraits de chacun de ses petits enfants en un mot, j’étais la neuvième, la petite dernière, affublée de la plus câline. Son corps épais, quelque chose de sa peau, molle et rassurante comme les beignets qu’elle confectionnait les jours de fête.

Mail de Anne D, demande pour ce texte particulier. Un texte écrit dans le cadre de son projet Le nom quon leur a donné, consacré aux résidences secondaires de ce bout de côte normande où j’ai grandi. Il se trouve que la maison qu’elle décrit s’appelle « Les Pierrots », il se trouve que cette maison précisément fait partie de mon paysage d’enfance, je sais déjà que je ne vais pas refuser. Je lis le texte à voix haute, mevoilà avec elle sur cette plage, au pied de la digue où se tient la maison, je veux qu’elle sache là, tout de suite, que c’est bien moi qui lirais ce texte, je lui téléphone, moi-qui-habituellement-déteste-le-téléphone.

C’est déjà la fin du mois et je n’ai filmé que le jour de la neige. Je m’arrête sur le pont Maria Casarès pour filmer la lumière de fin de journée sur le canal, je cadre, je sens une présence à ma gauche, c’est Piero, je commence à filmer tout en échangeant quelques mots, si bien que lorsque je regarde cette vidéo j’entends nos voix.

Au moment d’éteindre la lumière je redécouvre ma main, c’est une main étrangère, tordue et sèche, vieillie déjà, les muscles et veines déformés par l’éclairage fragile entre le lit et le petit chevet en bois peint. Est-ce vraiment là ma main ? Je m’endors brutalement.

En rentrant de chez mes amis, posé en équilibre sur la poubelle près des boites aux lettres, un livre de Rufo, Chacun cherche un père. Il faudrait être à l’écoute du moindre frémissement, il faudrait arrêter d’agir, noter même ces vétilles. Réarmer l’écriture ? Il y a dans mes nouvelles colères une forme d’enthousiasme et ça aussi devrait me réjouir. .

on continue

Lamia évoque un voyage en Algérie, une phrase un peu en l’air mais ça me rend joyeuse, nous imaginer traverser Alger ensemble poursuivant chacun.e nos images.

On continue, on marche dans la ville, on s’éblouit de reflets sur le canal, on traverse les Buttes Chaumont, on photographie les cerisiers en fleurs, les pins en équilibre, la petite fille, son regard triste planté dans l’herbe. On mange en terrasse sous le soleil, on continue.

La lumière est plus crue, elle découpe précisément le paysage, elle durcit les arbres et les toits. J’avance dans la ville étrangement calme, je me demande s’il s’est produit quelque chose que je n’aurais pas su.

En lui disant au revoir, une petite pression dans la poitrine. Je lui lance désinvolte que ce serait chouette s’il avait le temps d’aller faire un tour dans Cartierville, même si je sais que l’aéroport n’existe plus depuis longtemps.

Son absence transforme mon rapport au temps. Le désordre s’installe dans la maison, ça fait rire Alice.

La jeune femme devant moi au téléphone, elle marche vite, j’aligne mon pas sur le sien, elle parle fort, au début je ne fais pas attention, puis j’entends voler des noms de candidats à la présidentielle. Je tends l’oreille, Mais papa ne soit pas vieux jeu et elle rit.

Une amie de Catherine S, à qui j’ai envoyé le film muet où mon père s’adresse à la camera, me répond. Elle m’explique que c’est difficile, le film trop court, l’image médiocre. J’apprends l’existence des sosies labiaux : une même forme de lèvre pour des sons différents. Je ne suis pas déçue, plutôt satisfaite , quelqu’un a pris le temps de se pencher sur ses lèvres.

l’allongement du jour

Commencer l’année avec ce message, il vous a été recommandé de rester isolé(e) au cours des prochains jours. Isolée ça ne me faisait pas peur, mais il y avait la lumière, il y avait que probablement je n’étais plus contagieuse, et que je portais un masque, alors glaner quelques reflets sur le canal. L’illusion des voyages en reflet.

Après l’échange avec le Tiers livre je survole Autour, le texte amorcé cet été — dans la nuit l’impression d’y voir clair, trouver une ligne de fuite, mais dès que je cherche à le formuler ça s’effondre, arrêter de théoriser, il faut écrire encore.

La lumière précise sur le banc, une empreinte féerique, dans le monde rétréci j’invente comme enfant des contes, des présences amies.

Nous sortons tous les deux, aller jusqu’aux buttes cette fois, la lumière capricieuse, le parc très calme. Redessiner des paysages. À l’entrée du jardin, la maison du gardien, une chose d’enfance de toujours rêver habiter la maison du gardien, on avait compris depuis longtemps que le château n’était pas pour nous.

Découvrir des floraisons précoces, imprudentes. Dans notre rue, le vélo enrubanné de l’association me rappelle nos vélos de petites filles, ils étaient nos chevaux sauvages.

Un rêve, il me téléphone, me parle de Comanche, mais les filles joueuses m’empêchent de parler, font du bruit, me chatouillent, rigolent, dans le rêve elles sont grandes et petites à la fois, je finis par leur échapper, m’isole, explique ma méthode, comment j’y suis revenue, je me réveille le cœur battant. N’empêche que Comanche avance, me tient, m’obsède — plus doucement.

La pluie m’oblige à prendre le métro, presque désert, ça me rassure et m’inquiète à la fois, dans les jambes une faiblesse, n’en ai pas tout a fait fini avec le virus. Sentir pour la première fois l’allongement du jour — à peine — ça me réconforte — même si maintenant j’aime la nuit.