des promesses qui n’existent pas tout à fait

Je prépare des négatifs à partir de quelques unes de mes photographies numériques du jardin de la Villa Deroze. Les deux imprimeurs de la ville sont fermés, les cyanotypes patienteront jusqu’à la semaine prochaine. L’attente devient une étape du travail, une respiration forcée. Rien n’est encore visible, je regarde mes images inversées, ce sont des promesses qui n’existent pas tout à fait.

La chaleur est là, rampante, elle s’infiltre partout, dans l’air, dans les murs, elle envahit l’espace et la nuit. Tout est plus dense.

Je prends une première photo avec le Yashica. Étourdie, trop habituée à l’automatisme du numérique, j’oublie de faire le point. L’argentique et la visée inversée me demandent énormément de concentration. Mesurer la lumière, cadrer avec lenteur, accepter que l’erreur fasse partie du processus. Je n’oublie pas de noter une description brève de chaque photographie, ne sachant pas à quel rythme je vais utiliser l’appareil, je veux éviter les doublons.

Ici, j’écris principalement. Le temps s’efface, je me surprends à écrire plusieurs heures d’affilée. Avec Autour je m’oblige à quitter les lieux familiers, à endosser d’autres voix, à construire des mondes, des personnages. Pourtant en lisant un de mes récits les moins autobiographique, Philippe me dit qu’il m’y retrouve vraiment. Cette part de nous qui traverse la fiction, malgré la distance.

Je passe de notre projet Autour à l’atelier d’écriture de François. Sa dernière proposition m’a tellement stimulée que je passe la nuit à tourner les pages d’un livre imaginaire qui s’écrit presque malgré moi. Ne pas chercher à recomposer l’ensemble. 
Accepter de publier un puzzle incomplet. Et je ne dors plus.

Jiwon arrive, c’est notre nouvelle corésidente. Elle écrit en coréen, sa langue maternelle, puis traduit en français. La traduction pour elle est expérimentale, elle joue avec les grammaires, conserve la syntaxe d’origine. Parfois, elle laisse des mots en coréen, souvent des onomatopées dont la traduction en français ne la touche pas. J’imagine des phrases en équilibre entre deux mondes.

J’envoie à Arnold mon projet de nouvelle sur le voyage à Senigallia. Je voudrais qu’il vérifie mes incohérences géographiques. Il m’écrit que c’est très étrange de lire ce récit de retour. Tout y est véridique, plausible, même s’il manque quelques étapes. Comme si l’oubli faisait partie du voyage. Peut-être que l’écriture reconstruit toujours une géographie lacunaire. Il faudrait pouvoir dessiner la carte de ce qui nous échappe. Je me demande si nous nous accorderons un jour le temps de faire ce voyage, réellement, ensemble.

Nous partons de bonne heure pour découvrir le parc du Mugel. À neuf heures les plages minuscuscules sont déjà bondées, nous préférons l’ombre du parc qui nous rappelle un peu le jardin Romieu de Bastia. En revenant en ville la chaleur tombe sur le port, écrasante. Le café de la maison Casali est déjà un rituel. Le soir, nous dînons avec Jiwon, la nuit tombe vite, des souffles d’air chaud traversent le jardin.

sa voix depuis le désert

Le samedi matin, alors que Philippe part travailler, je commence à penser au journal, toujours cette petite inquiétude quand je n’ai pas eu l’impression de vivre la semaine, c’est à dire quand le travail a pris trop de place, que je n’ai pas assez marché, quand le mail attendu des archives de Caen n’arrive pas. J’insère la carte SD dans l’ordinateur et les images redessinent un peu les choses, me rappellent la traversée du canal sous une pluie fine presque d’été, un repas de famille et les derniers mots échangés avec Nina avant qu’elle retourne à Nice.

Comme le feu, photographie sublime mais malaise grandissant, rapports de force insupportables, mais j’y découvre une chanson obssessive à souhait.

Et puis jeudi. Nous décidons de visiter l’exposition de Frank Smith. Je ne ne dis pas découvrir car je l’ai déjà vue à l’occasion du vernissage, où j’espérais retrouver mon ami Arnold, qui régulièrement collabore avec Frank. Il y avait un monde fou, je ne l’ai pas trouvé, je lui ai envoyé un message en sortant, il me répondra trop tard qu’il était pourtant bien là, caché dans la cour extérieure que j’ai embrassée du regard sans le voir. Jeudi la ville était déserte. Nous traversons notre ancien quartier, nous y trouvons un bistrot pour déjeuner. Nous sommes seuls, enfin quatre avec le serveur et le cuisinier qui œuvrait derrière le comptoir de sa cuisine. Leur conversation est parfois plus vive que la notre. Nous mangeons des choses délicieuses, nous plaisantons avec eux pour meubler la salle vide. Derrière leurs sourires j’ai imaginé combien c’était un effort cette contenance qu’ils se donnaient. Nous sommes en avance pour visiter l’exposition, nous faisons un tour du quartier, je photographie une petite Autobianchi verte en pensant à Piero, je sais qu’il aime bien les bagnoles.

Dans la galerie, nous sommes seuls avec Frank Smith. Nous sommes seuls et nous pouvons regarder l’intégralité des films sans être dérangés, nous pouvons plonger dans les images, entre mémoire et fiction — parfois, les deux se confondent. En regardant Le film qui aurait eu lieu, j’essaie de reconnaître les plans que mon ami Arnold a pu tourner. Je reconnais une plage, celle-là même où il s’était photographié l’été dernier — Arnold est l’inventeur du selfie, bien avant l’ère des téléphones portables. Il m’avait envoyé cette photo pendant qu’on échangeait des messages, à cette époque je documentais un texte pour notre projet Autour. Je m’appuyais sur le souvenir d’un voyage que nous avions fait ensemble, en Italie, à la fin de notre adolescence. Un voyage dont je ne garde que très peu de traces. C’est lui qui m’a renvoyé les siennes — une série de photographies qu’il avait prises à l’époque, puis des messages vocaux pour me préciser les lieux, les parcours. Et dans ce va-et-vient, entre les photos d’hier et les plans d’aujourd’hui, entre la Méditerranée et l’Océan, tout se lie. Ici, devant Le film qui aurait eu lieu. J’étais en Corse, je lui demandais de me parler d’une petite ville de la côte Adriatique, il me répondait depuis le désert, près de Los Angeles, où il tournait avec Franck Smith.
Ce qui me touche, peut-être plus que tout, c’est la façon dont il revient, par les marges — une image, une phrase, un détail qu’il me rappelle et que je n’aurais jamais retrouvé seule. Avec lui, j’ai le sentiment réconfortant que rien n’est jamais terminé. De ce voyage, je ne garde que des bribes — sans doute parce que je n’étais pas très à l’aise, et que j’avais, accidentellement, avancé mon départ. Arnold lui se souvient parfaitement de la ville, il y est retourné à de nombreuses reprises. Il connaît les noms des places et des rues. Avec ses messages il bâtit, moi j’écoute, je remplis les vides avec ses souvenirs. Il balise la carte, je m’y promène. Je crois qu’aucun de nous ne se souvient précisement de ce voyage en Italie. Mais à travers nos échanges nous recréons une mémoire commune, peut-être fictive, mais profondément nôtre. Ce qui nous lie, ses photographies, le flou des souvenirs, sa voix depuis le désert.