notre besoin de fictions

Présence de l’IA. Depuis quelques semaines, après l’avoir expérimentée pour le travail, j’ai l’impression que l’IA circule partout, parfois même dans les textes ou commentaires amis. Peut-être qu’elle révèle seulement la platitude de nos langues. Mais le soupçon est là et je préfèrerais ne pas. Quelle sastisfaction, quelle nécessité d’utiliser une voix qui n’est pas la leur ? Partout l’impression que le langage se vide. Ça rampe, ça sature l’espace, ça vient renforcer mon écoeurement. Ça me donne toujours plus envie de m’abstraire des réseaux.

Le 13 novembre revient, avec cette année la même douceur qu’il y a dix ans. Et les souvenirs si précis. La soirée qui bascule dans le salon de Vitto, les informations floues qui arrivent au compte goutte, la sidération. Julie, nos regards croisés, la décision immédiate de partir ensemble pour retrouver chacune nos enfants, malgré ceux qui essaient de nous retenir. Julie avec qui je marche, oui nous marchons accrochées l’une à l’autre, traversant dans la nuit ce morceau du dixième arrondissement, sans savoir exactement ce que nous redoutons, je ne me souviens pas de mots échangés, avons nous parlé ? je me souviens seulement de nos bras noués, de nos corps collés, de l’attention portée à chaque mouvement autour de nous. Après avoir franchi la porte cochère ma respiration redevenait normale, la peur qu’on reconnaît au moment où elle se relâche. Retrouver Nina, dormir ensemble. Le lendemain, le retour d’Alice à la maison, essayer de se donner une contenance, malgré l’absence de Philippe, en déplacement.

Finalement il fait beau et ça enlève un peu le chagrin. Je vois des plantes accueillir des feuilles mortes au moment de leur chute.

Parce que c’est là, imparfait, la dernière vidéo de Christine Jeanney, en écho à la défiance générée par l’IA.

J’ai fait faire un tirage papier du portrait d’Antoine envoyé par le SHD, je pense m’en servir pour l’installation à laquelle m’invite Éric de Sarria la semaine prochaine. C’est la photographie qui a été prise par la Gestapo, le jour même de son arrestation, un cliché administratif, documentaire, et c’est peut-être ce qui me donne l’impression de fabriquer du réel. En redonnant à cette image un poids, un grain, je redonne un corps à Antoine. Comme si cette photo pouvait rejoindre l’album familial dans lequel il n’a jamais figuré, même si ce portrait n’a pas été fait pour qu’on se souvienne de lui. Il ne dit rien de l’amour, rien des étés à Campile, rien de ce qu’il a été. Il fixe l’instant où tout a basculé. Mais cette matérialité lui donne une forme d’existence, elle crée un espace où il revient, elle révèle une présence possible.

Retrouvailles autour du livre de Xavier. Notre besoin de fictions. Le lendemain nous en parlons avec Juliette , alors qu’elle me recommande un podcast consacré à un mythomane. Je lui avoue qu’enfant je mentais beaucoup, lui racontant l’inconsistance des histoires que j’inventais pour capter l’attention. Pourtant la réalité, celle de mon père mort dans un accident d’avion en Algérie, était bien plus impressionnante que tout ce que j’imaginais. Je crois que mentir c’était construire un récit controlable, quand la réalité était trop lourde. Aujourd’hui, je ne mens plus, mais avec Corbera je crée un espace pour approcher la mémoire, les disparus, les absents, l’histoire familiale. Je ne mens plus, j’essaie de donner forme à ce qui manque ou a été perdu, comme enfant j’inventais pour donner forme à ce qui me dépassait.

dans l’ombre vacillante

Ce soir là j’étais invitée à la crémaillère de ma petite cousine fraîchement arrivée dans l’est parisien, je me souviens avoir ricané, T’es pas superstitieuse toi au moins, Alice passait la soirée chez une amie, Philippe était à Bourges pour animer un atelier d’écriture, Nina préférait rester seule à la maison, j’ai rejoint la rue du faubourg Saint-Denis à pied, en voisine, la fête avait commencé où je ne connaissais pas grand monde, je rencontrais Julie, la libraire préférée de ma cousine, un couple d’invités retardataires est arrivé, essoufflé, un peu paniqué, Il se passe un truc terrible dehors, des flics de partout dans le quartier, sur le canal, des sirènes, les conversations se sont défaites, les mains cherchent fébrilement les téléphones en quête de nouvelles, j’étais encore un peu en dehors jusqu’à entendre fusillade, attentat, terroristes… dans un texto Alice me demande où je suis, je la rassure, surtout tu ne bouges pas, hein, Nina m’écrit qu’elle ne se sent pas très bien, je reçois pleins de messages, des amis, des proches, j’ai envie de rentrer, je croise le regard de Julie, dans ses yeux quelque chose s’ouvre, comme une détresse, alors j’apprends la disparition de sa sœur dans un attentat en Afghanistan, il y a douze ans presque jour pour jour, Julie veut rentrer aussi, rejoindre ses enfants restés avec leur père en banlieue, en un regard nous nous allions, décidons de partir ensemble dans la nuit, on essaie de nous empêcher, de nous convaincre, C’est de l’inconscience, mais nos bras se nouent, nos poings se serrent, nous voilà dehors, nous remontons furtives la rue du faubourg Saint-Denis, nous sursautons au moindre bruit, guettant la moindre présence dans l’ombre vacillante, nous nous séparons devant la Gare de l’Est après une étreinte réconfortante, je ne suis plus qu’à quelques centaines de mètres de la maison mais jamais ce parcours ne m’aura semblé aussi long, ni la porte cochère aussi lourde, dans la cour je prends une bouffée d’air qui me brûle les poumons, je pleure, des pleurs de décharge, j’annonce par message à Nina que je suis là tout près, je rassure Alice, Je suis rentrée, Philippe m’écrit, inquiet, nous parlerons demain, Nina m’attend dans le salon, nous nous serrons l’une contre l’autre, mettre en contact la plus grande surface possible de peau, je ne suis pas sûre de savoir la rassurer, On peut dormir ensemble si tu veux, après de longues caresses nous finissons par nous endormir. Le lendemain matin je suis sortie faire quelques courses dans le quartier, désert et silencieux, Paris irréel, sidéré, Alice m’annonce qu’elle nous rejoint, qui-vive, nous avons écouté Nina Simone, nous avons fait de la peinture et de la pâtisserie, nous avons attendu avec impatience le retour de Philippe retenu en gare de Vierzon, on avait déjà tenté de nous faire croire que nous étions en guerre.