voir la terre et le ciel se confondre

le fait que ce jour ne devrait pas être, le fait que février me paraît le mois le plus long comme si les lamentations de l’hiver ne voulaient jamais finir, le fait que je me suis levée tôt, réveillée par la soif, toujours la bouche sèche, le fait qu’il fait encore nuit et que je préfère ça la nuit, la justesse froide de la nuit à la lumière aveuglante du jour, le fait que je suis seule dans la cuisine mais je suis aussi seule dans le salon, même si dans la maison il y a Annie et Simon, et le petit, je suis seule, entre les murs, entre les draps, seule dans mon lit, le fait que ça me manque l’odeur d’un corps sous les draps, au-dedans je suis seule, devant mon bol je suis seule, le fait que je devrais arrêter de mettre du lait dans mon café mais ça me manquerait trop, le fait que je dois arrêter le sel aussi, le fait que ça fait mal ces petites trahisons du corps, ces gonflements, ces doigts gourds, ces dents mortes, le fait que je me vois vieillir pleine et chiffonnée dans le miroir, le fait que j’ai vu aussi mes morts dans le miroir, le fait que j’ai enfoui mon cœur d’enfant mais pas mes souvenirs, le fait que si je pense au village ça me réchauffe le corps et l’âme mais c’est des choses qu’il faut pas trop remuer, le fait que ça manque le village et d’avoir renoncé à la maison qui était la mienne — mais qu’est-ce qui m’a pris — le fait que je n’oublierais jamais la première fois, quand j’ai vu Louis, c’était au village et il portait son bleu et sa besace et son regard clair et doux et que ça m’avait chauffé dans la poitrine, le fait qu’il était bien trop vieux, c’est ce qu’avait dit ma mère, le fait que nous avons fini par nous marier, ça faisait quand même une bouche de moins à la maison, comme si le mariage c’était comme quand j’avais quitté l’école pour m’occuper de Félicité et Titus, un poids domestique en moins, le fait que ce jour-là, au mariage, le libecciu avait soufflé très fort et qu’il avait sculpté de beaux nuages dans le bleu du ciel, des nuages pleins de force, comme notre amour avait dit Louis, le fait que le vent ça peut aussi être mauvais, hier une tornade a tué une pauvre femme parce que la toiture de son garage s’est envolée et qu’un morceau s’est planté dans son crâne quand bêtement elle est sortie de la maison pour voir si tout allait bien, le fait que son mari a dû la trouver morte effondrée dans la cour, qu’il l’a prise entre ses bras et qu’il a gémi, pleuré, je trouve que c’est affreux, le fait que je voudrais des bras forts autour des miens, le fait que ça fait une éternité que j’ai pas dansé, le fait que je me demande bien si je saurais danser encore, le fait que mes savates sont usées, le fait qu’il faut que je prépare quelque chose à manger pour tout à l’heure, que je pourrais bien faire des frappes pour ceux-là qui viendront, le fait est que j’aime cuisiner le matin de bonne heure, j’aime mélanger le beurre, les œufs et la farine, j’aime le moelleux parfumé au citron qui glisse entre mes doigts, et découper la pâte en losanges avec la roulette c’est comme un jeu d’enfant, le fait que j’aime après manger les miettes crues collées sur la toile cirée même si Annie s’énerve — maman c’est dégoutant et même c’est dangereux, avec les œufs crus on ne sait jamais, le fait qu’on sera surement nombreux cet après-midi et que je vais pas mégoter sur les beignets, zou un kilo de farine, le fait qu’il faudra coller les chaises contre les murs, poser les napperons sur le buffet, essuyer les verres, est-ce que tout ce beau monde va pouvoir entrer, on jettera les manteaux humides sur mon lit, on se tassera un peu, le fait qu’il faudra ouvrir grand les fenêtres après leur départ et vider les cendriers, vider les fonds de verre de muscat et jeter les restes mais je jetterai sûrement pas ma peine, ça se cramponne la peine, le fait que c’est la pluie qui frappe au carreau, le fait que dehors il fait un temps terrible d’enterrement, averses et bourrasques, le fait que je n’arrive pas à penser Roland est mort, le fait que ça va me manquer son petit sourire et ses bonnes manières, sa façon de me dire ma chère Pauline et sa main fine qui tremble un peu quand il me tend ma tasse, mais ça n’existe plus, le fait que je suis dévastée même si je suis plutôt dure au mal, le fait que les hommes meurent trop jeunes dans la famille, mon père, mon frère, mon époux, et maintenant Roland, c’est une malédiction à se demander lequel de nos ancêtres a commis si lourd pêché que nous devons chacune pleurer nos hommes avant quarante ans, le fait que nos orphelins portent le poids de cette malédiction, le fait que l’arrestation d’Antoine on aurait pu l’éviter si on avait écouté celui qui avait tenté de nous prévenir, le fait que ma colère ne s’use pas, ni avec elle ma douleur, le fait que j’en ferais des cauchemars je crois jusqu’à ma mort, le fait que j’entendrais longtemps le bruit des bottes, que je verrais toujours ses yeux qu’il a baissé dans le couloir pour ne pas croiser le regard de maman, le fait que la folie a tué mon Louis — il me manque Louis, celui d’avant qu’il devienne fou de la folie des hommes, le fait que j’entends des voix, même la sienne alors qu’il s’était tu bien avant de mourir, le fait que j’ai peur de devenir folle moi aussi, le fait que j’aurais pu avoir une vie tout à fait différente, une toute petite vie sans drame, mais je ne sais pas quand ça c’est décidé que ce serait ça mon chemin, le fait que tout est soudainement trop lourd, mon cœur, les rideaux, le café au lait dans l’estomac, mes bras qui pétrissent, les morts, le fait que je voudrais tout balancer par la fenêtre, renoncer, le fait que le monde pourrait bien continuer sans moi, avec ses famines, avec ses désastres, avec ses tempêtes et ses coups d’états auxquels je comprends rien, le fait que j’aimerai parfois garder les yeux fermés sans rendre de compte à personne, endormir ma tristesse, le fait que la fatigue me renverse, ou c’est le chagrin je ne sais pas, mais je sais comment faire, le fait qu’il faudra faire place nette, balayer la cuisine, esquinter les chiffons sur  les vitres, le fait que j’aime l’odeur de propre, de lessive, d’eau de javel à m’en brûler les mains, le fait que la peur rôde, qu’elle me traverse, le fait que j’ai peur pour Pierrette et pour les trois petits, le fait qu’il lui faudra tellement de force, le fait qu’il lui faudra quelqu’un, le fait que j’entends quelqu’un qui marche au dehors, des petits pas pressés, sans doute la crémière, le fait que maintenant le jour se lève, mais que l’appartement reste sombre, même en été la lumière manque, il faudrait repeindre la cuisine, les placards, les étagères, d’un beau jaune beurre frais, le fait que Madame Blanchet ouvre la crèmerie en bas, que j’y pense il me faudra régler la note, mais je veux pas voir son regard mouillé et son sourire contrit, le fait qu’il y aura beaucoup de monde au cimetière, du beau monde, les pilotes et leurs femmes élégantes, peut-être des fourrures, je devrais faire un petit effort, je porterais mon col en renard noir, le fait qu’il faudra quelqu’un pour tenir le bras de Pierrette devant la tombe, sans doute un ami de Roland, le fait qu’il faudra être tendre et prudente, le fait que je n’ai pas pleuré depuis longtemps et ça m’inquiète un peu d’avoir renoncé à mes larmes, le fait qu’à la fin du jour ce sera un drôle de silence qui s’installe, le fait que je serais seule à nouveau et que je plongerai dans une nuit sans oubli, le fait que je voudrais voir la terre et le ciel se confondre.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été 2020,

à la fenêtre le jour l’emporte

Pierrette, Angèle et Annie, Alistro, 1981

des coups frappés à l’entrée de Corbera nos trois corps en sursaut et la silhouette de Pauline dans l’entrebâillement de la porte inondé de lumière mes trésors il ne faut pas bouger après il y a le bruit des bottes

j’ai soif très soif d’une soif de réveil les dents serrées la chair de poule Angèle allume la lumière s’il te plait j’ai un peu mal dans la poitrine je sens mes yeux qui brillent mon souffle court
et respirer est-ce que c’est bouger

je ne veux pas voir les ombres derrière le rideau vert elle me dit les ombres n’existent pas elle me dit ferme les yeux mes lèvres sèches et chaudes brûlent sous mes petits coups de langue

plaquées clouées sous le drap lourd et la couverture de laine feutrée la joue de Pierrette contre mon bras sa petite main dans celle d’Annie l’air chargé de notre peur à toutes les trois le temps est lent j’écoute j’entends des voix que je ne connais pas je voudrais retourner dans mon rêve m’enfoncer dans la nuit longue

elle a fermé les yeux elle ne voit pas le sel sur mes joues le plafond tourne un haut-le-cœur mon œil fixe une lézarde fine grise et légère comme une patte d’insecte
et le vertige est-ce que c’est bouger

ma main minuscule dans la main douce d’Annie je ne veux pas voir les grains de lumière qui flottent devant mes yeux fermés en murmure je veux voir Jean

faire bonne figure un sourire accroché à mes lèvres sous mes aisselles une chaleur humide et mes mains tremblent avec autour le bleu du matin et la peur dans la chambre ça sent le café et la sueur

maintenant il y a un silence Angèle fait semblant de sourire je compte les fleurs de la tapisserie toutes les fleurs du bout des ongles j’écorche des petites peaux sur mon pouce
et mes paupières qui battent malgré moi est-ce que c’est bouger

mon ventre est lourd il est dur il est froid on dirait qu’il y a des pierres dedans je pose une main dessus j’aime la chaleur de ma main sur mon ventre

nos corps se serrent sous le poids du drap lourd et de la couverture de laine feutrée nos mains caressent la petite les cheveux les joues les épaules en désordre Pierrette grelotte ses pieds ne se réchauffent pas glacés sous le tiède de mes mollets pourtant il fait bon dans le lit il fait même chaud

est-ce que le jour pourra m’enlever la peur dans ma bouche il y a l’amer des larmes du dedans je ne peux pas les avaler ma gorge est trop serrée il y a trop d’eau dans ma bouche
et avaler est-ce que c’est bouger

le cordon de ma chemise de nuit sous les dents son goût rance rafraîchi de salive des fourmis dans les mains qui remontent sur mes bras

à la fenêtre le jour l’emporte la porte s’est refermée sur les inconnus de la cuisine j’entends les hoquets d’Andjula Santa on dirait qu’ils ont pris Antoine alors Pauline est entrée comme un coup de libecciu dans la chambre verte, elle a repoussé le drap lourd la couverture de laine feutrée pour nous serrer entre ses bons bras et bercer notre peur

codicille : les trois petites filles de Corbera dormaient dans le même lit quand leur oncle Antoine a été arrêté par la Gestapo le 7 mars 1944, leurs voix mêlées pour dire la peur immobile

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été 2020

nos mains côte à côte


Eugenie Pierrette Carozzi

31 mai 1940 – 19 août 2001

Je ne me souviens pas de ces mains-là, de ses mains douces, de ses mains caressantes, de ses mains qui aiment, je n’ai pas le souvenir des comptines, des chatouilles, de ses mains qui jouent, ces mains-là oubliées… je me souviens surtout de ses mains de femme, qu’elle faisait virevolter gracieusement dans l’air en parlant, elles vous touchaient presque, vous caressaient comme sa voix chaude et grave… je me souviens du grand soin qu’elle portait à ses mains, l’extrémité des doigts qu’elle faisait tremper dans un petit bol d’eau tiède au parfum de citron, l’usage mystérieux d’un bâtonnet de buis, puis l’odeur entêtante du solvant quand elle posait le vernis, toujours un rouge chaud tirant sur le brun, j’aimais comme après elle remuait ses doigts en battement d’ailes délicats, la danse de ses ongles en amandes carminées, la topaze — ou l’émeraude, ou le pavé de rubis — attrapaient alors la lumière, vestiges de l’époque où elle avait eu de l’argent. Une Peter Stuyvesant entre les dernières phalanges de l’index et du majeur, la cendre qui s’allonge dangereusement, dévore doucement la cigarette, suspendue à ses mots… sa main soulevée, vive dans l’air électrique, « tu la vois celle-là », se féliciter honteusement de n’être pas celle qui pourrait recevoir la claque brûlante… la main qui écrase les épis récalcitrants… mains mates et fortes, mains puissantes, mains qui empoignent les meubles en bois massifs qui dansent, mains qui bousculent l’ordre pour ordonner autrement, font circuler l’air embaumé de cire, mains qui recomposent l’espace, « c’est beaucoup mieux comme ça, non ? », et notre résignation devant le chamboulement qui lui avait permis de passer ses nerfs… la paume de sa main qui lisse le linge encore tiède du passage du fer à repasser… les mains dans la pâte pétrie, l’odeur de la margarine chaude fondue dans le grain fin de farine… une fois au piano — mais quel piano ? dans quelle maison ? — elle se met à jouer une petite polka de Strauss entêtante, je n’en reviens pas de ses mains qui se croisent au-dessus du clavier, ses mains vives et légères, comme habitées d’une joie enfantine, c’est la seule fois où je l’ai vue jouer d’un instrument. Elle prétendait qu’elle était manuelle, elle l’était certainement un peu, mais d’une manière brusque, impulsive, elle tricotait parfois, mais n’aimait pas coudre, elle repeignait les murs, les interrupteurs et les bibliothèques, surtout elle rangeait les livres trop vite après, certains étaient sauvés marqués à vie d’ une rayure d’acrylique blanche sur l’arête de leur couverture rigide, d’autres étaient sacrifiés… sa main sur le téléphone, les petits drames répétés mot pour mot à sa sœur, ses amies… la main qui écrit, des lettres à la famille, très appliquée, comme rattrapée par ses études arrêtées trop tôt, elle avait cette fantaisie d’utiliser l’encre violette, elle fumait de l’autre main. Sa main qui déplie adroitement l’éventail de cartes quand elle joue au bridge, le sourcil froncé, tandis qu’elle lustre le velours du tapis de jeu de l’autre main… ses mains de médium quand elle étale les cartes en croix, son ongle qui tapote le valet de cœur, « je vois un jeune homme blond », surtout ne pas baisser les yeux, ce serait l’encourager, elle prétendait qu’il lui suffisait d’un contact avec une main pour voir. Parfois elle disait « tiens j’ai le creux de la main qui me démange, c’est signe d’argent », elle prononçait ses mots pour se rassurer, on se demandait par quel miracle l’argent finirait bien par arriver, personne n’était dupe, je savais quand elle se mordillait l’index qu’elle-même faisait semblant d’y croire. Ses mains tôt le matin, encore alourdies de sommeil, et déjà elle allume une cigarette, ce moment de solitude où je la rejoins, ce dernier silence dont nous sommes les seules à connaître la fragilité, nos mains côte à côte, nos carnations lointaines, ça la surprenait toujours. Entre les murs de la chambre d’hôpital, sa parole infirme, ses doigts tors autour du stylo, sur le papier une graphie illisible et muette, ses mains encore pleines mais sans force, ses mains qui renoncent… ses mains froides cachées sous le drap blanc, ses mains lointaines que je n’ose pas toucher.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été 2020

carrughju drittu [rue droite]

Avant que nous quittions la Corse, l’acte de naissance de ma tante a parlé, et voilà l’adresse de mes grands-parents révélées, 21 rue Droite.

Sur les lieux, j’ai été rassurée de découvrir l’immeuble délabré, pas encore aux mains des promoteurs, j’ai au moins l’impression que oui c’est bien ici que Louis et Pauline ont vécu, entre 1931 et 1938.

La chance, c’est que ce type d’immeuble est si vétuste qu’il n’est pas équipé de digicode, nous avons donc pu entrer à l’intérieur.

Depuis la rue j’avais aperçu une voute, comme on en trouve souvent dans les vieux immeubles de Terra Vecchia.

Sous la voûte, je ne peux m’empêcher de penser à la reproduction de l’Annonciation de Fra Angelico qui décorait le salon de ma grand-mère à Paris, j’ai imaginé que c’est mon arrière-grand-père Jean Joseph qui l’avait d’abord apporté depuis le Piémont en Corse.

Nous continuons notre ascension dans les étages, émus de découvrir les murs délabrés, d’imaginer mon oncle et mes tantes monter les mêmes marches en terrazzo, enfants.

Je suis heureuse d’avoir pu saisir ces images, probable que lors de notre prochain voyage à Bastia l’immeuble aura fait l’objet d’une rénovation.

En attendant les habitant cachent la misère. Après passage du promoteur, pourront-ils encore prétendre à habiter cet immeuble ?

terra vecchia

Ainsi cet hiver, nous nous étions confrontés à nouveau au langage étrange des services funéraires, frère et sœurs résolus à exaucer vingt ans après son décès les dernières volontés de notre mère — ce qui n’avait pas été possible au moment de sa disparition. Puis il y a eu cette histoire de virus, tout est devenu compliqué, la résolution reportée. Pourtant Philippe et moi avons décidé de maintenir le voyage à Bastia, délesté des funérailles il prenait l’allure envieuse de vacances, de temps ralenti. Nous avions réservé un logement dans la vieille ville, idéalement placé entre la citadelle et l’immense place Saint-Nicolas où nous apprécions boire un café le matin en observant les ferries qui arrivent du continent.

Quelques jours avant le départ, en vérifiant l’adresse de notre hôte je découvre que nous logerons dans une rue qui prolonge celle où ont vécu mes grands-parents maternels, coïncidence réjouissante qui réveille mon goût de l’enquête. Je plonge dans les archives d’état civil pour essayer de retrouver l’adresse précise de mes grands-parents via l’acte de naissance d’une sœur de ma mère, née dans cet appartement de la rue Droite dont j’avais entendu parler enfant.

Je ne trouve pas le document, me console en me disant que la rue a changé de nom et qu’il est probable que la numérotation ait également été modifiée, mais lancée sur le site des archives départementales de la Haute Corse je poursuis mes recherches à tâtons jusqu’à trouver l’acte de naissance de mon grand-père Louis.

Je découvre au bas de l’acte la signature maladroite de mon arrière-grand-père, comprends qu’il devait à peine savoir écrire, imaginer son application à signer le registre m’attendris. Surtout j’apprends que mes arrière-grands-parents vivaient précisément dans la rue où nous sommes installés aujourd’hui. Je ne peux véritablement localiser leur appartement, le registre ne mentionne pas le numéro, la rue du Lycée est devenue celle du Général Carbuccia, mais je suis plus qu’amusée par ces coïncidences à répétition, ça devient évident qu’en faisant ce voyage je ne pouvais éviter de me confronter à l’histoire familiale. 

Depuis notre arrivée j’emprunte quotidiennement ces deux rues, elles s’enchaînent en épingle à cheveux, je les photographie, attirée par l’effritement d’un mur, la vibration d’une couleur, une accumulation de câbles incohérente, une cage d’escalier qui souffle au dehors un parfum de cave, j’ai par contre du mal à saisir une vue d’ensemble de leurs courbes étroites, ascensionnelles que la lumière éclabousse en violents contrastes.

Ce n’est plus tout à fait le quartier populaire habité par mes aïeux, il a connu plusieurs mutations, c’est d’ailleurs le cœur historique de Bastia, Terra vecchia, il a été délaissé pour la ville se déployant au nord, réputé mal famé après-guerre, puis quasiment abandonné avant de se reconstruire aujourd’hui sous l’impulsion spéculative immobilière, à grand coup d’enduits colorés et de fenêtres en PVC. 

Au-delà de ma fascination pour les strates du temps encore visibles sur les murs, je ne sais pas ce que j’attends de ces photographies, je n’espère aucune révélation, mais elles me permettent d’inscrire une partie de ma famille dans un paysage plus précis, avec lui une idée de leur langue, de leur accent — je me demande si mon arrière-grand-père Giovanni Giuseppe Carozzi, devenu Jean Joseph, arrivé du Piémont, j’ignore à quel âge, a appris le français, ou bien parlait-il le corse si proche de sa langue natale ? Aussi se réveille le souvenir d’une sombre histoire que l’on racontait dans la famille, mon arrière-grand-père aurait été assassiné sur un chantier où il était maçon, le motif du crime je ne m’en souviens pas, est-ce que quelqu’un l’a su ? Les registres de la ville restent muets sur la date de sa disparition, si je n’en trouve pas la trace il faudra peut-être que je réinvente cette histoire.

l’oncle d’Amérique

Claude et Jean, Lycée Charlemagne, 1947

Jean sursauta. Un matin de mars, à l’heure où la maison dort encore, des coups résonnent, on frappe à l’entrée de l’appartement, l’oncle Antoine qui dort à ses côtés se redresse brusquement, Ne bouge pas Jean, reste au lit mon petit, mais les coups encore, c’est Andjula Santa qui ouvre la porte. Jean écoute le bruit des bottes qui se rapproche, il se tourne vers l’oncle qui lui adresse un maigre sourire, déjà il est debout, s’habille à la hâte dans la ruelle, le jour n’est pas levé. Les soldats apparurent brutalement dans l’embrasure de la porte de la chambre, ils se découpent comme silhouettes de papier, faiblement éclairés par la clarté du couloir, ils entrent. Jean a peur, cette manière d’être autour d’Antoine, de l’enfermer entre leurs corps immenses. Ils l’emmenèrent.

Jean chuchota. Son copain Claude lui tend la cigarette qu’ils partagent en cachette derrière la porte vitrée du petit réduit, là où s’entassent les boîtes à chaussures, avec dedans les choses précieuses — les courriers, les photos, les certificats –, il y a posée au sol la caisse à outils de Louis, il y a suspendus au mur les balais, les chiffons doux, il y a dans l’air confiné une odeur huileuse de savon noir et d’encaustiques, il y a le silence des secrets partagés. Les volutes de fumée les enveloppent d’une douce torpeur, esquissent dans la pénombre le paysage brumeux d’un roman de chevalerie. Dans la fêlure du verre cathédrale ils découvrent un œil qui les observe.

Jean poussa un cri victorieux. Il jette sa tierce franche avec une joie féroce sur la nappe en damassé des dimanches, roi, dame, valet, rien que du cœur, Claude grimace. A l’autre bout de la table, Louis marmonne, pâle comme un linge, le regard exorbité dans l’espace, évaporé, sa cigarette pendante entre ses doigts maigrelets, sa main molle autour du briquet, fichu briquet. Jean se lève, patiemment installe la cigarette entre le majeur et l’index tremblants de Louis, puis craque une allumette, fait danser la flamme devant ses yeux perdus. C’est la démence qui emporte mon père, l’inquiétude transperça le cœur de Jean.

Jean repoussa le bol. Le désespoir gâte la douceur du lait tiède. Il cherche une issue dans la tapisserie aux fleurs fanées, derrière les fenêtres grises de la salle à manger, sous le tapis aux airs persans, écrasé par un sentiment d’injustice dont — il le sait — il devrait avoir honte, on lui a dit qu’il était désormais l’homme de la maison, alors il faudrait sans broncher voir ses ambitions de devenir ingénieur ruinées pour rapporter un salaire à Corbera, on embauche partout, ce ne sera pas difficile, il retient des larmes d’enfant, sa bouche s’emplit d’un goût amer de désastre. Il pensa, C’est dégueulasse.

C’est l’été, Pierrette enjôleuse, ses deux bras noués en collier ferme autour de son cou, depuis ce matin elle trépigne, supplie, voix frémissante, Emmène-moi, je te promets je serais sage et polie, tu seras fier de moi, je ne vous embêterai pas. Il examine sa petite sœur, le rameau d’olivier en argent épinglé sur le corsage de la robe blanche et mousseuse, ses boucles qu’elle a disciplinées, le châle soyeux d’Angèle sur ses épaules rondes, d’une pichenette il redresse son chapeau, puis il ajuste sa cravate. Il l’emmena.

Ils sortirent du bal étourdis de danses et de rires. Jean est ému de sentir la taille fine de Marcelle glissée au creux du bras, il l’enveloppe d’un regard caressant, son nez busqué, le noir brillant de ses longs cheveux, l’iris brun et humide de ses yeux amandes, ses paupières bistrées de naissance, les immenses anneaux dorés qui lui donnent un air de gitane, elle redresse le menton avant de céder un sourire, il n’en revient pas de sa beauté. En son for intérieur il pensa Mais c’est une reine qui se tient contre moi. Ils allument des cigarettes, en offrent une à la petite. Ils marchèrent lentement dans la nuit d’été.

Jean épousa Marcelle et reconnu l’enfant secret. Il quitta Corbera pour Asnières. Puis ils partirent à Boston. Il devint mon oncle d’Amérique.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été 2020

la beauté du geste

Je ne peux imaginer ma mère sans la cigarette qu’elle allumait plus de vingt fois par jour, du matin au réveil, jusqu’au soir après diner, elle fumait avec l’élégance d’une actrice, avec une forme d’abandon, personne n’aurait eu l’idée de lui reprocher, à cette époque-là, tout le monde fumait.

Elle a cajolé, trépigné, pleuré, elle a obtenu gain de cause, elle va samedi au bal des Corses de Paris avec son grand frère, Tu feras bien attention à la petite, mais Jean il ne sait pas dire non à Petretta, et quand ils sont sortis du caveau où ils avaient dansé, dansé, dansé, lui accroché au bras de la belle Marcelle, quand ils ont allumé chacun la cigarette de l’autre, Pierrette a eu une pointe d’envie, elle a voulu en être, du haut de ses treize ans, c’est Jean qui lui a tendu le paquet, puis la flamme, elle a allumé sa première cigarette, Jean s’est vaguement inquiété, Tu ne diras rien à Pauline, hein ?

Il lui a dit qu’il viendrait la chercher à dix-huit heures précises, mais elle a eu une scène épouvantable avec Pauline qui lui reprochait de la laisser seule, Encore une fois, alors elle a claqué la porte de Corbera, dévalé l’escalier en courant, Attrape moi si tu peux, maintenant elle est très en avance, plaquée contre la porte pour éviter la pluie, elle s’abrite du vent pour allumer une cigarette, même si, elle le sait, fumer dans la rue ça fait mauvais genre, elle s’absorbe dans la contemplation d’une tâche de fuel irisée par la pluie.

Ce serait peut-être mieux de vous asseoir, un air glacial coule le long de sa colonne vertébrale, elle a attrapé sur la table encore chargée des restes du petit déjeuner le paquet de Kool menthol avant de s’effondrer sur le sofa, Il y a eu un accident, elle a allumé une cigarette, elle a tiré très fort sur la Kool menthol, une suite d’aspirations très rapprochées, Que la tête me tourne, vite, je ne peux pas entendre ce que je sais déjà.

Elle est debout dans la rue, devant le camion itinérant de la poissonnière, ses cheveux courts froissés, drapée dans son peignoir jaune paille, elle porte ses mules à talons de bois fourrées de laine, notre voisine s’approche, Pierrot lui tend son paquet de Peter Stuyvesant rouges, puis allume elle-même une cigarette, la beauté du geste efface le négligé de sa tenue.

Sa peau douce caramel chauffée de soleil, l’air chargé d’iode tiède, le sable ardent sous les pieds, le goût de la mer dans sa gorge, ce n’est pas assez de brûlure, elle allume une cigarette, sans même plisser des yeux, un parfum d’ambre, de sel et de tabac blond, l’odeur de ma mère c’est celle des vacances.

Le temps long qu’elle passe devant le miroir grossissant, ce temps exagéré qui nous mettait systématiquement en retard aux déjeuners où nous étions attendus — dis-moi qui est la plus belle — à peaufiner l’ombré du fard irisé sur ses immenses paupières, le mascara appliqué en couches multiples, la terra cotta dont elle poudre généreusement ses pommettes, le rouge à lèvres satiné qui attendri la bouche, elle se regarde encore une fois, soulève un sourcil, elle peut alors allumer une cigarette sur laquelle elle laisse la trace de ses lèvres fraîchement peintes.

Nous prenons parfois le train de banlieue ensemble le matin, elle part travailler dans une agence immobilière du boulevard Magenta, moi je vais en cours aux z’arts z’a, nous remontons le quai de la gare de Yerres pour nous trouver à la bonne hauteur, celle de la voiture fumeurs, il est huit heures, peut-être la demie, elle allume sa troisième cigarette dans le wagon gris et moite.

C’est l’été, retour de la Marana, Jacques au volant, je suis sur la banquette arrière de la Ford Escort, Philippe à mes côtés — c’est sa première fois en Corse — vitres baissées, la voix de Nina Simone dans l’autoradio, le grésillement de l’allume cigare, ils fument tous les deux, Ça va vous n’avez pas trop d’air derrière, comment faire autrement qu’avec l’air qui éloigne la nausée, et puis ce geste inouï sur le parking du primeur en bordure de route, elle a extrait le cendrier du tableau de bord, en a versé les vingt mégots sur le goudron chaud, sans la moindre hésitation.

L’appartement est silencieux, c’est l’heure qu’elle préfère pour écrire, avec son stylo plume à encre violette, sur son papier extra blanc vergé, déjà une cigarette à la main, cette cigarette qu’elle allume toujours comme préalable à toute action qu’elle juge importante, Ma chérie, je profite que Jacques dort encore pour t’écrire…

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’été 2020

Louis

C’est une journée grise et douce, Louis est seul devant la table du salon de Corbera, il se tient droit dans son costume en lainage à chevrons, s’il relâche les épaules il tombe. Vertige. Autour rien que du silence, rien que l’oubli, ses yeux semblent perdus bien au-delà de la fenêtre qui donne sur l’avenue. Il se souvient de la plage ouest de Menton, le drame qu’il a deviné à l’horizon, sans hésiter il s’est jeté à l’eau — c’est un bon nageur, depuis l’enfance il plonge au pied de la citadelle, à Ficaghjola, il aime le frisson glacé du premier plongeon, une brûlure froide sur sa peau amollie par la chaleur. Il a nagé vite, la jeune femme abandonnait déjà, aspirée par le fond obscur, il l’a attrapée, l’a soulevée hors de l’eau et l’a obligée à regarder le ciel, il l’a ramenée jusqu’au rivage en nage indienne, la ville, la Marine Nationale, les sauveteurs en mers l’ont récompensé pour son courage et dévouement. Maintenant il fixe un point dans la tapisserie fleurie du salon, cherche une présence amie. Un goût de sel brûle son larynx. Pendant la grande guerre il a refusé de prendre les armes, il a échappé à la prison, peut-être même au pire, on dit qu’une infirmière l’aurait enrôlé comme brancardier pour le sauver de la fusillade. Sous son crâne ça cogne, ça résonne. l’acharnement des soldats de la rue des Saussaies au mois de mars 44, les voix menaçantes, Antoine ne l’avait prudemment pas mêlé à tout cela, une ombre effleure son visage défait, il tremble. Depuis il ne dort plus. Depuis la nuit l’emporte, avec elle la guerre, et le bruit des bombes, la peur, un goût de cendres.  Il a envie de fumer, sa main glisse dans la poche intérieure de la veste à chevrons, il sent le paquet souple sous ses doigts fluets et maladroits, il a du mal à saisir une cigarette, et ce fichu briquet qui ne veut pas s’allumer, son doigt s’étale mollement sur la pierre, il se résigne, devant ses yeux la lueur d’une petite flamme s’extrait de la grisaille, la voix murmurante de Jean le fait sursauter, « papa tu veux du feu » ?
Il aspire une longue bouffée âpre, il ferme les yeux, dans le noir il est seul.

pauline

Pauline noue ses cheveux en chignon bas, elle accroche une fleur en tissu au-dessus de l’oreille comme l’a demandé la mariée en pensant « drôle de noce qui s’annonce celle de Titus, mais c’est heureux ». Devant le miroir elle relève le menton et s’offre un petit sourire, elle n’est pas vraiment satisfaite, elle voit bien les lignes qui creusent son front, les sillons d’inquiétude, sa poitrine qu’elle trouve trop forte depuis la naissance de Pierrette, écrasée sous la cotonnade du corsage, et, dans l’ombre grise du couloir, Louis trop lointain, absorbé dans un étrange flottement sur lequel elle n’ose pas poser de mots. Puis elle soulève le couvercle d’une boîte en carton brun serrée sur l’étagère la plus haute du débarras, elle l’atteint en montant sur un petit banc de bois, elle attrape un billet, ça ne changera pas grand-chose, les économies pour acheter Corbera ont presque été liquidées au marché noir, aucun des quatre enfants n’a eu faim depuis le début de la guerre, elle s’en réjouit alors qu’ils se tiennent à présent devant elle au garde à vous, dans leurs tenues soigneusement arrangées, Jean papillon noué et mèche bien peignée, Angèle et Annie enrubannées et gantées de blanc, la Petretta tendre et joufflue, alors elle sent son cœur qui s’emballe, plein d’amour et d’orgueil.

Encore ce matin elle a sursauté quand on a frappé à la porte, peut-être que tous les matins les coups frappés la feront sursauter, peut-être que chaque jour elle repensera à ce matin-là, quand ils ont pris Antoine. Les premiers temps elle a espéré que derrière la porte, derrière les coups frappés, elle découvrirait la silhouette de son frère, qu’elle pourrait effacer la tristesse du regard, la douleur des tortures, qu’il pourrait reprendre un travail puisque la guerre était maintenant presque finie, peut-être même qu’il épouserait Mademoiselle Dulong, ils pourraient faire ensemble bon ménage, même si Antoine a su garder secret chaque mouvement de cœur. Comme elle ne sait pas encore qu’il a quitté Fresnes, qu’il a été déporté à Neuengamme, elle peut imaginer beaucoup. Quand elle saura, toutes les nuits elle fera les mêmes cauchemars, et poussera les mêmes cris « ASSASSINS, ASSASSINS ! », qui effraieront chacun de ses petits enfants durant les vacances passées au village, obligés de dormir avec elle dans la chambre d’hôtel qu’elle loue chaque été à l’hôtel Mattei, parce qu’il n’est pas question de demander l’hospitalité à Félicité, ni même à Lili.
Derrière la porte ce n’est que Louis, il ne sait plus où est sa clef.

Le dimanche soir Pauline ne prépare plus de repas, elle fait chauffer du lait et chacun y fait fondre un bout de chocolat, on beurre des tartines, c’est amusant un petit déjeuner à l’heure du dîner, on discute vif, les sujets ne manquent pas. Ce dimanche Pierrette est d’humeur chafouine, ça ne lui ressemble pas, Pauline s’inquiète, la petite dit qu’elle n’a pas envie de retourner à l’école le lendemain, « vous pouvez dire ce que vous voulez, moi l’école je n’aime pas ». Alors Pauline monte sur ses grands chevaux, elle lui rappelle quelle humiliation ça a été pour elle de devoir quitter la communale à onze ans, quand Andjula Santa l’a surprise à la place de la maîtresse qui lui avait demandé de surveiller la classe parce qu’elle devait s’absenter un petit moment, elle n’y a pas été par quatre chemins Andjula Santa, « maintenant tu en sais autant que la maîtresse puisque tu tiens la classe, tu n’as plus besoin de retourner à l’école, et moi j’ai besoin de toi pour m’aider avec les deux petits ». La maîtresse a bien tenté de plaider sa cause, parce que Pauline elle en avait des promesses à tenir, « mais ta grand-mère en a décidé autrement, et pense à ton pauvre père là-haut comme il serait déçu, demain tu iras à l’école, tu m’as compris, tu m’as ».

Pauline tourne en rond dans le salon de Corbera désert, nimbé d’une lumière vague et grise, à cette heure-là Annie et Simon travaillent, Jean-Louis est au lycée, elle est seule avec son chagrin de mère, depuis que la petite a appelé d’Algérie, elle tourne, dans sa tête la voix de Pierrette, basse, détimbrée, « maman, il y a eu un accident ». Pauline ne veut pas le croire, il y a quelques jours elle recevait une lettre triomphante et joyeuse, la petite avait trouvé ses marques à Oran, elle avait aussi trouvé un travail dans l’esthétique, se réjouissait d’avoir ainsi un petit peu d’indépendance, et les enfants étaient ravis, grandis et studieux, ils espéraient bien que Pauline viendrait bientôt les voir en Algérie. Son ventre se serre, l’appartement se rétrécit autour de sa douleur de mère, ses bras s’écrasent contre son buste comme pour retenir un long cri, ses mains couvrent son visage pour retenir ses larmes, c’est la peur qui surgit, elle ne pensait pas pouvoir avoir peur encore, trop souvent déjà elle a eu peur, depuis trop longtemps elle vit en imaginant toujours que le pire va arriver, mais elle n’avait pas imaginé cela, non, cela ne pouvait pas arriver, elle ouvre la fenêtre sur la rue, aspire un air glacial.

Ce matin de juillet elle a repoussé le bol de café au lait très lentement, prévenue par un haut le cœur. Elle frotte ses doigts engourdis, se demande d’où vient cette lassitude, presque une tristesse, peut-être les cauchemars de la nuit, peut-être la présence du petit qu’elle emmène en Corse cet été, les questions qu’il pose à longueur de journée, son regard à la fois rêveur et curieux. Elle ne peut s’empêcher de retrouver dans le visage de l’adolescent quelque chose de Roland, ça lui serre la poitrine. Elle essaie de se bousculer, « tu ne crois pas que c’est le moment de t’apitoyer, il y en a des choses à faire avant de partir, l’avion ne nous attendra pas ». Elle se lève, elle sent sa tête plus lourde, son corps aussi, comme durcit, les murs du salon tremblent autour d’elle, elle perd l’équilibre, elle agrippe le chambranle de la porte qui donne sur le petit couloir, l’espace étroit bascule, comment lutter contre le vertige, sa vision se trouble, elle ne sait pas si c’est elle qui lâche la poignée de la porte, elle voudrait appeler le petit, mais elle ne sait déjà plus crier, elle tombe lourdement sur le sol. La vie l’abandonne comme ça, silencieusement, dans le petit couloir de Corbera.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre des ateliers du Tiers Livre

quand tu seras petite et que moi je serai grande

Quand tu seras petite et que moi je serais grande… Dès l’enfance on surnomme la petite Pierrette, Louis avait pourtant bien déclaré Eugénie à l’état civil, en souvenir du grand-père Eugène, mais son deuxième prénom l’a emporté, le prénom de cœur, Pierrette, le prénom de sa tante morte trop jeune — d’une maladie innommable, il y a quelques années — alors Pierrette sera chargée de l’âme de celle partie trop tôt, souvent Petretta dans la bouche de Pauline, la mère, plus souvent encore dans celle d’Andjula Santa, la grand-mère, Petretta, que l’on prononce Pedretta, petite pierre. Pierrette, dès le commencement, attire l’attention, née au mois de mai 40, elle a quelques semaines au moment de l’exode, c’est sa première fierté, combien de fois raconte-t-elle comment elle s’est retrouvée sur les routes, alors qu’elle n’avait pas un mois, cajolée par sa sœur, la douce Annie, de cinq ans son aînée, la rêveuse, discrète et pâlotte Annie, sage comme un ange. Annie, ou Anne-Marie, ou Anna Maria, on aime toujours dans la famille rappeler l’origine corse d’un prénom, on en tire une forme d’orgueil, on tire orgueil de tout : du certificat d’études du grand-père Jean-Toussaint, de la médaille d’honneur en bronze décernée à Louis pour actes de courage et de dévouement, de la force obstinée de Pauline à qui on ne décernera ni diplôme ni médaille, de la sagacité d’Annie, de la vivacité de Pierrette.
Annie aime jouer avec Pierrette, sa poupée indocile aux boucles brunes, Annie la coiffe, devant le miroir haut, Pierrette sourit un temps, les mains pâles d’Annie virevoltent autour de ses joues rondes et mates, sommes-nous sœurs vraiment s’inquiète la petite en secret. Annie l’habille, Pierrette s’impatiente, Annie lui pince les joues pour faire monter le rose, Pierrette n’aime pas ça, tu verras, quand tu seras petite et que je serais grande, mais déjà Annie lui fait l’école avec une patience d’ange.
Pierrette aime surtout les dimanches, Annie noue des rubans dans ses cheveux, elles vont en famille en visite à Montreuil, Annie invente des histoires sur le trajet pour distraire Pierrette, elles jouent avec le cousin Charlot qui les fait tellement rire, Annie rit du rire de Pierrette, aux beaux jours elles jouent dans le verger de l’oncle Roger, il leur offre des pêches tièdes et juteuses, Annie trempe son mouchoir dans un seau d’eau noire et frotte énergiquement les joues sucrées de Pierrette qui trouve ça dégoûtant.
Annie porte les robes usées de sa sœur aînée, elle jette ses épaules en arrière, incline légèrement son visage, comme si la grâce de ce mouvement pouvait dissimuler l’humiliation, mais Pierrette n’est pas dupe, elles savent l’une et l’autre la honte, les secrets, les chagrins de chacune.
Annie et Pierrette croisent leurs regards inquiets, Louis n’est pas rentré déjeuner, depuis quelques mois déjà elles observent les yeux perdus de leur père, sa lèvre décrochée, Pauline détourne l’attention des enfants à coup d’anecdotes resucées, de questions insensées, on attend jusqu’au soir, il faut se rendre à l’évidence, cette fois il a bel et bien disparu, mais il a été retrouvé errant square Trousseau, il a fallu l’enfermer, ça n’a pas duré très longtemps. Pauline avec sa robe de veuve et les quatre orphelins obtient un travail au bureau de la poste Crozatier où Louis était receveur. Annie console Pierrette de la double absence, devient sa petite maman triomphante.
Annie entre au lycée — elle est la première femme de la famille à entrer au lycée, on s’enorgueillit encore — elle fait promettre à Pierrette d’être sage à l’école, d’écouter bien, alors elle pourra comme elle faire des études, Pierrette n’est pas certaine de le vouloir. Un midi, alors qu’elle devise avec ses amies dans la cour, Annie sent son cœur se suspendre, elle devine que quelque chose de sérieux est arrivé, elle remonte en courant le cours de Vincennes, elle traverse la Nation avec des ailes de peur, le menton tendu vers le ciel. Dans la perspective du boulevard Diderot elle voit les secours, et dans sa tête c’est comme des coups de pierre. Un chauffard, une imprudence, mais la petite est vivante, Annie prend la main de sa sœur dans les siennes, elle ne lâche pas la petite main brune, elle la tient comme un trésor, une petite pierre brillante de ruisseau, Petretta.
Annie tourne en rond dans l’appartement, sans Pierrette il lui semble désert. Un matin Pierrette se réveille, après un coma de plusieurs semaines qui ont semblé des mois à Annie, le tibia est réparé, marqué d’une cicatrice en forme de croix, la petite rentre à Corbera, elle redevient la poupée jolie entre les mains d’Annie, mais alors qu’elle l’ignore elle-même, elle ne sera plus tout à fait la même. 
Pierrette ne veut plus aller à l’école qu’à contrecœur, elle fume ses premières cigarettes, elle fait la fête, danse, flirte, s’étourdit, oppose son insouciance aux exigences de sa sœur.
Annie passe son baccalauréat — une fierté encore pour la famille — elle milite avec Jean, le frère aîné, à la SFIO, elle rencontre Simon. Pierrette pleure et rit à la fois quand Annie épouse Simon. Annie quitte la maison, s’enroule de colliers fantaisie, de robes colorées — elle jure qu’elle ne portera plus jamais les robes usées de sa sœur aînée. 
Pierrette chérit tendrement l’enfant unique d’Annie, elle peut à son tour jouer à la maman, quand tu seras petite et que je serais grande. Pierrette se marie avec Roland, adopte ce nouveau prénom qui lui va si bien, Pierrot, part au bout du monde. Alors Pierrot écrit, quémande des lettres à Annie, celle qui seule sait la réconforter, celle qui la devine, l’une appelle l’autre quand un drame survient, elles sont attachées l’une à l’autre par un fil solide, depuis le premier sourire de la petite, ce sourire qu’on dit aux anges, s’il est un ange c’est Annie, Pierrot le sait depuis toujours. L’éloignement est trop difficile.
Pierrot joue au bridge le dimanche, chez Annie près de Belleville, et Annie chez Pierrot à Brunoy, des années plus tard, les mêmes jeux, les mêmes  dimanches à Bastia, dans l’air les mêmes volutes de tabac blond.
C’est l’été, Annie et Pierrot prennent des bains de mer à la Marana, bercent leurs corps alourdis, partagent des rires complices, sœurs grandies, épousées dans le contre-jour, chevelure cendrée contre blondeur peroxydée, peau mate contre peau de lait, voix basse de gorge contre voix haute dans le nez, si dissemblables, si pareillement aimantes. Quand Pierrot abandonne, Annie serre entre ses mains d’ange pâle la main brune de la petite poupée qu’elle ne veut pas lâcher.

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre des ateliers du Tiers Livre