
Comme trop souvent je n’ai aucune idée de ce qu’est devenue la photographie originale, je me contente des noirs et blancs surexposés d’une photocopie laser. C’est mardi gras, le carnaval de Granville, un évènement qui compte dans la région. Je n’en ai aucun souvenir, ni de la fête, ni de la foule, ni du défilé, je ne me souviens de rien mais reste cette image où je me tiens craintive entre mes aînés masqués, devant l’ombre mystérieuse du photographe. Je crois que je pourrais compter sur les doigts d’une main les photos de nous trois réunis, une ou deux d’Algérie où je suis minuscule, nous trois assis sur le canapé fleuri de l’appartement du boulevard Bessières où nous nous sommes installés en rentrant en France et celle-ci, prise sur le parking du port de plaisance de Granville, mon frère à tête de singe — à cette époque il recouvrait ses brouillons de dessins de primates auxquels il vouait une passion aussi forte que pour les avions, ma sœur mutine derrière son loup et son éventail immense, moi et ma capeline de Laura Ingalls, une de mes héroïnes d’enfance — fille de pionniers quittant le Wisconsin pour l’Ouest — dont je dévorais passionnément les aventures en sept tomes colorés. En regardant cette photographie je me souviens surtout des gestes de ma mère, elle aimait nous maquiller — elle avait un temps été esthéticienne — elle utilisait pour les cils un mascara compact de la marque Lancaster, comme une rondelle de gouache dans sa palette qu’il fallait humidifier avant de l’appliquer, Ouvre les yeux, Fixe un point, la brosse en allers retours qui allongeait nos cils de gosses. Je la vois fourrant le sous-pull de mon frère de petit linge pour lui fabriquer sa carrure d’homme singe, je me souviens de sa main qu’elle passait sous l’eau froide pour écraser brusquement nos épis, et de son regard alors plein d’admiration possessive.