
Le samedi matin, alors que Philippe part travailler, je commence à penser au journal, toujours cette petite inquiétude quand je n’ai pas eu l’impression de vivre la semaine, c’est à dire quand le travail a pris trop de place, que je n’ai pas assez marché, quand le mail attendu des archives de Caen n’arrive pas. J’insère la carte SD dans l’ordinateur et les images redessinent un peu les choses, me rappellent la traversée du canal sous une pluie fine presque d’été, un repas de famille et les derniers mots échangés avec Nina avant qu’elle retourne à Nice.

Comme le feu, photographie sublime mais malaise grandissant, rapports de force insupportables, mais j’y découvre une chanson obssessive à souhait.


Et puis jeudi. Nous décidons de visiter l’exposition de Frank Smith. Je ne ne dis pas découvrir car je l’ai déjà vue à l’occasion du vernissage, où j’espérais retrouver mon ami Arnold, qui régulièrement collabore avec Frank. Il y avait un monde fou, je ne l’ai pas trouvé, je lui ai envoyé un message en sortant, il me répondra trop tard qu’il était pourtant bien là, caché dans la cour extérieure que j’ai embrassée du regard sans le voir. Jeudi la ville était déserte. Nous traversons notre ancien quartier, nous y trouvons un bistrot pour déjeuner. Nous sommes seuls, enfin quatre avec le serveur et le cuisinier qui œuvrait derrière le comptoir de sa cuisine. Leur conversation est parfois plus vive que la notre. Nous mangeons des choses délicieuses, nous plaisantons avec eux pour meubler la salle vide. Derrière leurs sourires j’ai imaginé combien c’était un effort cette contenance qu’ils se donnaient. Nous sommes en avance pour visiter l’exposition, nous faisons un tour du quartier, je photographie une petite Autobianchi verte en pensant à Piero, je sais qu’il aime bien les bagnoles.


Dans la galerie, nous sommes seuls avec Frank Smith. Nous sommes seuls et nous pouvons regarder l’intégralité des films sans être dérangés, nous pouvons plonger dans les images, entre mémoire et fiction — parfois, les deux se confondent. En regardant Le film qui aurait eu lieu, j’essaie de reconnaître les plans que mon ami Arnold a pu tourner. Je reconnais une plage, celle-là même où il s’était photographié l’été dernier — Arnold est l’inventeur du selfie, bien avant l’ère des téléphones portables. Il m’avait envoyé cette photo pendant qu’on échangeait des messages, à cette époque je documentais un texte pour notre projet Autour. Je m’appuyais sur le souvenir d’un voyage que nous avions fait ensemble, en Italie, à la fin de notre adolescence. Un voyage dont je ne garde que très peu de traces. C’est lui qui m’a renvoyé les siennes — une série de photographies qu’il avait prises à l’époque, puis des messages vocaux pour me préciser les lieux, les parcours. Et dans ce va-et-vient, entre les photos d’hier et les plans d’aujourd’hui, entre la Méditerranée et l’Océan, tout se lie. Ici, devant Le film qui aurait eu lieu. J’étais en Corse, je lui demandais de me parler d’une petite ville de la côte Adriatique, il me répondait depuis le désert, près de Los Angeles, où il tournait avec Franck Smith.
Ce qui me touche, peut-être plus que tout, c’est la façon dont il revient, par les marges — une image, une phrase, un détail qu’il me rappelle et que je n’aurais jamais retrouvé seule. Avec lui, j’ai le sentiment réconfortant que rien n’est jamais terminé. De ce voyage, je ne garde que des bribes — sans doute parce que je n’étais pas très à l’aise, et que j’avais, accidentellement, avancé mon départ. Arnold lui se souvient parfaitement de la ville, il y est retourné à de nombreuses reprises. Il connaît les noms des places et des rues. Avec ses messages il bâtit, moi j’écoute, je remplis les vides avec ses souvenirs. Il balise la carte, je m’y promène. Je crois qu’aucun de nous ne se souvient précisement de ce voyage en Italie. Mais à travers nos échanges nous recréons une mémoire commune, peut-être fictive, mais profondément nôtre. Ce qui nous lie, ses photographies, le flou des souvenirs, sa voix depuis le désert.


Toujours fascinant cette histoire des souvenirs qu’on retrouve, qu’on cherche et qu’on ne retrouve pas, qu’on recrée ou bien qu’on reconstruit peut être avec une porte en plus, une fenêtre plus grande pour un nouveau souvenir tout aussi vrai que le vrai. Ou presque …
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Sûr que sur les souvenirs on peut vite devenir créative ! Merci chère Juliette pour le passage, et à bientôt à Paris !
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