le mot manquant

Devrait-on se retenir de rouvrir les livres de l’enfance ? Les quatres filles du docteur March dont je retrouve des extraits sur le net est une déception. J’ai nourri le souvenir de la lecture par ce qu’elle a pu provoquer en moi, des images et des émotions transmises par les actrices du film de Gillian Armstrong, des réflexions que nous avons échangé autour avec mes filles, du fantasme de devenir, comme Jo, une écrivaine.

L’atelier de gravure va déménager l’année prochaine. Le cours de typographie va s’arrêter. Les meubles de typographes, des dizaines de tiroirs entiers de plombs aux tailles multiples seront heureusement récupérés par l’école Estienne. Le reste s’installera halle Pajol, au moins une partie du mobilier, les tabourets pivotants, les table, les quatre presses, et puis les pierres à encrer, les papiers, les encres, les solvants, les pinceaux, ceux abandonnés dans des verres remplis de jus odorants, de jus secs, bruns, les colles et les vernis, les rouleaux, les couteaux, les raclettes, la tarlatane, les chiffons, des plaques de cuivre oubliées. L’inventaire serait fou, mais il faudra que je prenne le temps de photographier l’atelier.

Arnold m’envoie une photo de l’immeuble où j’ai vécu adolescente à Brunoy. Un sentiment d’étrangeté, un mélange de tristesse et d’inquiétude. J’avais totalement oublié l’allure de cet immeuble. Mon ami s’étonne que je n’y soit jamais retournée. J’ai bien dû passer devant une fois où deux, mais c’est peut-être un des seuls endroits où j’ai vécu dont je n’ai aucune nostalgie. Les quelques souvenirs de bons moments sont écrasés par des choses plus sombres, et le départ forcé — après que ma mère décide de s’installer définitivement en Corse contre l’avis de ses médecins. Le sentiment d’abandon et la perte qui ont suivi.

Au cours de barre au sol, je reconnais les premières notes d’un morceau de Noir Désir, j’espère que c’est une reprise, mais je reconnais la voix du chanteur, la colère et la tristesse sont comme des vibrations dans chacun de mes membres tendus par l’effort, je n’ose rien dire, mais ça me déçoit, alors que mon visage est tourné vers le sol, je me surprends à serrer les dents.

Lune rousse, elle voulait m’envoyer une photo-pensée, mais le temps de, elle a reblanchit. Merci Gracia.

Dans Le château de mes sœurs, Blanche Leridon écrit que le sentiment du mot manquant l’a toujours obsédée , « cette imprécision langagière, l’utilisation aléatoire d’un vocable faussement neutre, a toujours heurté mon goût pour l’exactitude et la précision des mots … la fratrie devait donc indistinctement désigner toutes les combinaisons possibles ? …». Il y a bien entendu une dimension politique derrière cette absence. J’ai toujours été frappée par l’absence de ce mot, je l’ai cherché vingt fois sur le web, pince moi je rêve, fratrie au féminin n’existe pas. Au moment d’écrire le journal je vérifie, et découvre la page du Wiktionnaire consacrée au mot manquant, sororie, surprise de découvrir qu’elle a été créée en 2019. Si on y trouve sororal, sororie n’est pas encore entré dans le dictionnaire, à nous de lui donner l’élan.

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caroline diaz

https://lesheurescreuses.net/

9 commentaires sur “le mot manquant”

  1. pas vu le film des 4 soeurs mais gardesouvenir (serais sans. doute déçue- de sa lecture à. cause de la soeur un peu hors norme, un peu genre garçon mais uniquement pour lecture, jeux et refis des attentes des femmes adultes qui m’était amicale

    à propos de genre les femmes se vengent du drèe conten dans fratrie en en faisant un mot féminin.. un partout

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  2. je ressens beaucoup de nostalgie dans tes lignes et la fermeture de l’atelier de gravure comme un arrache-cœur…

    ouverture avec les sœurs March (je vis souvent aussi cette déception de retrouver des textes qui m’avaient enchantée et qui me paraissent soudain si maigres) et fermeture avec « sororie » que je vais décider d’utiliser moi aussi (quand bien même ma soeur ne soit plus de ce monde)

    merci pour tes images et pour tout ça…

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  3. Je n’ai pas ce sentiment de déception à la relecture, même si j’éprouve souvent l’impression de « minceur » de ce que je relis. Plus intéressant, comme tu l’écris, redécouvrir quelle petite fille on a été pour avoir mis dans ces livres tant de soi. Merci, Caroline. Toujours un plaisir de suivre tes textes et tes photos. Je me raccroche à ta régularité qui montre la voie. Tous tes billets ont la même intensité, je trouve. Admiration pour cela aussi.

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