
Il faudra s’habituer à la chaleur. Revenir ici, arpenter la ville réveille une ardeur nouvelle. Un attachement qui se déploie entre les murs, dans l’air tiède, l’illusion de pouvoir traverser le temps. Revenir ici réveille l’envie d’élucider le mystère Jean-Joseph. Jean-Joseph, l’arrière grand père Italien dont nous ne possédons aucun portrait. Il naît à Bagnatica en 1856, devient veuf à trente ans, quitte la Lombardie pour s’établir en Corse où il rencontre Anne-Marie Straboni. Il l’épouse. Ils ont deux enfants. Il meurt assassiné sur un chantier. Son acte de décès est introuvable. Nous sommes à Bastia pour un bon moment, après une visite infructueuse à l’état civil, je décide de me rendre aux archives départementales, peut-être y trouverais-je une piste. Le bâtiment est sur les hauteurs de la ville, on rase les murs pour profiter de chaque miette d’ombre. La chaleur fait monter le parfum de l’asphalte mêlé à celui des figuiers. Avant d’entrer dans le bâtiment je te demande de ne pas te moquer, je ne me sens pas très crédible avec le peu d’informations que j’ai. On goûte la fraîcheur climatisée du bâtiment, l’élégance des cloisons mêlant bois et verre, on s’y verrait bien écrire. Le type de l’accueil est sympathique, combien d’apprentis généalogistes défilent par ici ? Je lui raconte ma petite histoire, insiste sur les éléments que je possède, les tables décennales scrutées sur la visionneuse, les actes retrouvés, la naissance des enfants, le mariage. Mais l’acte de décès introuvable, seulement une phrase prononcée par ma mère, il a été assassiné sur un chantier. Si vous n’avez pas de date précise… c’est un peu comme jouer au loto. La presse locale ? Là encore, si vous n’avez pas de date… Mais vous pouvez nous écrire, on ne sait jamais. J’imagine les agents se pencher à leurs heures perdues sur les requêtes d’anonymes en quête d’anonymes dont on a perdu la trace. Je vais vous donner quelques revues, vous ne serez pas venue pour rien, il disparaît dans un ascenseur où j’hésite un instant à le suivre, réapparaît avec un kilo de papier qu’il nous offre avec un grand sourire, ils ne doivent plus savoir que faire de leurs revues subventionnées.


La ville change, prend des couleurs hallucinantes. La chaleur complique le sommeil, et m’épuise. Mes morts sont furieusement présents. Ici je n’écris pas ce que j’avais pensé écrire.


Baignade à la petite plage de Ficaghjola au sud de la ville, c’est là que se baignait mon grand-père Louis. Présenté comme bon nageur — ça ce n’est pas une légende, il a reçu une médaille d’honneur pour s’être porté au secours de quatre personnes en danger de se noyer en mer. L’eau est presque trop chaude, et je n’oublie pas tout à fait les méduses. Au retour on voit de jeunes gens plonger depuis les rochers de la citadelle.


Le 15 août, la Cathédrale retentit de carillons et de chants. Il pleut, devant l’église ça hésite, est-ce que la vierge en argent n’est pas trop fragile pour supporter la pluie durant la procession ? À dix huit heures, malgré la pluie, une petite foule se masse devant et dans l’église, prières, chants, la procession aura lieu. Nous suivons le cortège, prenons des raccourcis pour pouvoir parfois le devancer. La petite vierge en argent paraît bomber le torse, ses bras écartés défient la pluie. Depuis le boulevard Auguste Gaudin, nous regardons la foule s’engouffrer rue Chanoine Letteron, ancienne rue Droite. Je filme le mouvement de la procession dans la ruelle, les quelques parapluies et les chants qui montent. Cette rue est celle où vivaient mes grands-parents et leur trois premiers enfants avant l’exil. Peut-être qu’un 15 août ils ont suivi le cortège, ou l’ont observé depuis leurs fenêtres. Le soir il y a un feu d’artifice, c’est le premier que je verrais ici, si j’oublie tous ceux filmés en super 8 par mon oncle il y a cinquante ans. C’est en tout cas la première fois que nous sommes si bien placés, du haut de la citadelle. À coté de moi, un père et sa fille qu’il a assise sur le mur d’enceinte, ses deux bras lui entourant la taille pour l’empêcher de tomber, il lui murmure que jamais il ne la laissera tomber, qu’elle doit lui promettre que JAMAIS elle ne marchera seule sur ce mur, qu’elle sait ce qui pourrait arriver. Je me demande quelle image elle se construit quand elle lui répond qu’elle pourrait se casser la tête.
Chez Ade avec Ugo, mauresque, canelloni et pastizzu — délicieux. Une nonchalance réconfortante.


La gare de Lupino déserte, la voie unique, le tunnel, ce moment rassurant où deux autres passagers nous rejoignent. Le train ne s’arrête pas à Barchetta, nous n’avions pas compris qu’il fallait demander l’arrêt. Le contrôleur se moque gentiment de nous, une micheline repart heureusement dans l’autre sens quand nous arrivons à Ponte Nuovu. Nous retrouvons mon frère, sa femme et son fils à Barchetta. Nous commentons l’ascension au village, la route plus large, plus douce, nous convoquons les anecdotes d’enfance, la conduite de Jacques, les nausées, les vertiges, les doigts pincés sur nos joues. À Campile nous commençons par visiter le cimetière, Philippe retrouve la tombe de Pauline. Des noms familiers gravés sur d’autres tombes. Nous revenons au cœur du village, quelque tables du café sont occupées, on se réjouit de voir qu’ici la vie reprend. Après une visite de l’église — une éternité que nous ne l’avions pas vue ouverte, nous nous installons au café. J’évoque l’article de presse où j’ai découvert les frises généalogiques des familles du village exposées à Campile récemment. À qui m’adresser pour en savoir plus, les chasseurs qui discutent derrière nous ? Je suis moins intimidée par les deux femmes d’une table voisine, sont-elles du village ? Elles sont d’Aix, originaires de Canaghia — le hameau de ma grand-mère, où elle reviennent depuis trois ans. Elles me conseillent de m’adresser à Dominique, un des chasseurs attablé derrière nous, lui il doit être au courant, n’ayez pas peur, il est gentil. Bien sûr Doumè et moi on s’est croisés il y a longtemps au village, je crois que ma voix tremble un peu au moment où je me présente, il me semblait bien répond-il poliment, m’adresse à son compère, lui il en sait plus. J’apprends l’existence de Corsica Genalugia, je devrais y trouver de l’aide. Nous faisons le tour de Campile, l’hôtel où j’ai dormi avec ma grand-mère, des maisons fermées que nous ne reconnaissons pas, puis nous descendons à Canaghia. Les cousins n’ont pas répondu au message que j’ai envoyé au moment de prendre la route, nous traversons le village comme des intrus. Le verger du grand-oncle absolument abandonné, on a le cœur soulevé par l’odeur des fruits qui fermentent au sol. Quel manque comblons-nous ici ? En rentrant à Bastia, je fouille le site de généalogie recommandé au village, je repère un groupe d’aide sur Facebook, demande où trouver l’acte de mariage de Louis et Pauline qui me permettrait peut-être d’avoir des précisions sur l’arrière grand-père. La réponse me parvient en quelques minutes, magique : l’association a dépouillé et reconstitué l’histoire des familles du village de Campile, ce mariage en fait partie. Carozzi Jean-Joseph est vivant au mariage de son fils et dit résidant à Bastia. Je calcule son âge, soixante-treize ans à la date du mariage, j’ai du mal à imaginer qu’il travaille encore sur un chantier à cet âge, la légende familiale vacille.
Les jours suivants je résiste à l’appel des archives numériques, le temps s’accélére brusquement.


Baignades, marches, cafés ritualisés. La fascination des façades délabrées, des ruines, le mouvement des arbres morts. L’obsession des fantômes de lessives. La lumière à travers les jalousies. L’ombre des aloès. Leur présence. Avant de partir je voudrais acheter le dernier livre d’Hélène Gaudy, malheureusement l’office a oublié la seule librairie de Bastia. Dans la navette qui nous conduit à l’aéroport, le chauffeur écoute une glaciologue évoquer la mémoire convenue dans les glaciers des pôles, le réchauffement climatique qui les menace, tout est lié.


Chère Caroline, te lire est un tel plaisir ! Je pars en septembre en Italie à la recherche d’un grand-père italien, celui de mon compagnon, avec aussi peu d’informations que tu pouvais en avoir sur ton grand-père. Et je me dis que, quelles que soient les petites infos glanées ici ou là, c’est tout de même une avancée dans la compréhension d’une histoire familiale. Merci pour tes belles images, aussi.
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Beau et prenant. Baci a voi
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