Corbera, l’incertitude du retour

Cet été nous revenons à Bastia. Combien de fois écrirais-je encore cette phrase ? Est ce que je n’ai pas épuisé la ville, ses ruelles, ses passages, ses fantômes, mes ressassements, ce qui m’y lie ? Si je l’oublie, ton désir de la ville relance le mien, et nous revenons. Nous respirons l’air chaud du tarmac. Sa tiédeur parfumée convoque toujours les mêmes présences fugaces, la lagune, la pinède, les corps amollis, les tables de campings, les cheveux gorgés d’eau de mer, les verres teintés. Dans le taxi, le chauffeur pose les questions attendues et je ne manque pas, dès que l’occasion se présente, de lui préciser que je suis corse. Il nous dit que Bastia change énormément — on repeint les façades, on ouvre des parkings, c’est bon pour la ville tous ces travaux. Du bout des lèvres je laisse s’échapper de petites réticences.
Nous avons loué dans la citadelle, rue Notre-Dame, et nos fenêtres ouvrent sur la place de la cathédrale Santa Maria Assunta. De l’autre côté de la place il y a la demeure où le petit Victor Hugo a fait ses premiers pas. Au bout de la rue on peut voir la mer. Les plafonds voûtés de notre appartement me remplissent de joie et me font oublier un temps l’écrasante chaleur. Nous avions oublié le poids de la chaleur. Nous n’avons sans doute jamais affronté une telle chaleur. Nos parcours dans la ville, du sud vers le nord, consistent à traquer l’ombre, un air respirable, à choisir l’angle de la terrasse où un semblant de fraîcheur persiste, à commander selon l’heure un expresso ou une Orezza. Nous réservons l’occupation des cafés de la place Saint Nicolas pour la fin d’après midi, quand le soleil est assez bas. C’est toi qui remarque que les palmiers qui entouraient la statue de Napoléon ont disparu. C’est là que ça me frappe, alors même que nous sommes assis à cette table du café Les Palmiers, il n’y a plus un palmier sur la place. Décimés par le charançon rouge, ils ont tous été rasés. Quels arbres pour remplacer les palmiers ? Les experts préconisent une diversité végétale pour lutter contre les parasites. La ville a lancé une consultation, appelant les citoyens à voter pour leurs cinq essences préférées parmi dix espèces. Le platane commun, le chêne à feuilles de châtaigne, le tilleul argenté, le magnolia à grandes fleurs, le marronnier d’Inde, l’arbre de Judée, le copalme d’Amérique, le chêne-liège de Chine, le chêne vert, le frêne à fleurs. À l’issue du vote, les magnolias arrivent en tête. Je pense au pouvoir des fleurs. Seul ce café où nous sommes installés rappellera que sur cette place, pendant une centaine d’années, se sont dressés cinquante palmiers.

Sur la place immense enrobée de chaleur, les petits alignent des pierres minuscules à l’ombre du kiosque à musique. Pauline les guette depuis la terrasse des Palmiers où elle a bu avec Louis un café sous le frais des platanes. C’était la première fois qu’ils savouraient cette oisiveté, un café servi sur la place. À cette heure-là il n’y a pas grand monde, Pauline berce doucement Anne-Marie endormie dans le landau, s’attendrit sur ses joues roses et tièdes comme les pêches de Canaghia. Si elle ne craignait pas de la réveiller, elle la prendrait dans ses bras pour sentir le chaud de son cou. Ce n’est pas un lundi ordinaire, ce pourrait être comme un dimanche quand on vient dégourdir les enfants sur la place après la messe, bien que Pauline ait toujours préféré la place du marché, plus petite, cachée derrière l’église Saint-Jean Baptiste. Mais c’est lundi, le jour du bateau pour Marseille via Toulon. Louis a dit d’attendre là, calmement, le temps qu’il aille vérifier précisément l’horaire de l’embarquement. Il le sait parfaitement à quelle heure, il veut meubler l’attente. Pauline cherche le calme, elle a peur. C’est de devoir monter sur un de ces monstrueux navires, c’est plus fort qu’elle, son sang qui frappe, sa poitrine écrasée sous sa blouse blanche. Pourtant depuis la place il a belle allure le Sampiero Corso, presque neuf. Autour, les dockers s’affairent en fourmilière désordonnée. Maintenant Pauline admire la découpe des jeunes palmiers dans la lumière de fin d’été, il lui semble les voir pour la première fois, et — comme dans un rêve — la silhouette de nageur de Louis est apparue. Il remonte du port, l’impatience masquée par un sourire étiré. Il s’est frotté doucement les mains, il a murmuré on va pouvoir y aller, il a appelé les deux gosses, il a jeté un œil tout autour, ne rien oublier, et ils ont traversé la place à pas lents pour rejoindre le port. Personne n’ose se retourner, ni rompre le silence installé. Seule Anne-Marie ne peut mesurer la solennité du moment, endormie dans le landau que son grand-frère manœuvre avec la hauteur des aînés. Contre le bastingage Pauline sent son cœur qui déborde, et la main d’Angèle agrippée à la sienne. Jean se tient fier à côté de Louis, Anne-Marie dort encore. Ils peuvent désormais admirer Bastia, son panoramique inédit, la Citadelle et le quai des Martyrs, les façades ocres de la place Saint-Nicolas, le massif du Stello derrière, le soleil au-dessus encore qui projette des éclats éblouissants dans l’eau du port. Louis, les petits il faudra que tu leur apprennes à nager, hein ? Après un long moment de contemplation la sirène du départ fait sursauter Pauline. Même si en montant sur le bateau elle savait qu’elle quittait l’île, ce bruit la projette brusquement dans l’inexorable départ, la chaleur s’échappe de ses membres, l’air lui manque déjà. Mais Louis a promis, Paris ce sera formidable, pense à cette chance que c’est pour les enfants. Et cette nouvelle adresse, avenue de Corbera, ce nom de rue qui sonne comme celui d’un village corse, elle préfère y voir un doux présage. Ils sont restés longtemps sur le pont, bien après avoir longé le cap, imprégnant leurs cornées du sombre des montagnes de l’île, imaginant le soleil se couchant derrière tandis que dans l’air s’élève, mêlée à l’odeur âcre des immortelles, l’incertitude du retour.

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caroline diaz

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4 commentaires sur “Corbera, l’incertitude du retour”

  1. Prise par la magie du nom des arbres, et par le saisissement d’une place des Palmiers sans palmiers, j’ai aimé remonter le temps autour d’eux. J’ignorais que Victor Hugo avait grandi à Bastia.

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