
C’est toujours le même rituel, je fouille le ciel par la fenêtre de la chambre donnant à l’ouest, le moindre reflet rose donne le signal. Nous nous couvrons — l’air peut être frais en soirée — nous allons à la plage, les yeux tendus vers l’horizon, pas question de se laisser distraire par les bribes d’un dîner de famille dans la cour de La Marjolaine, ou de se faire harponner par un voisin en manque de considérations météorologiques. L’avenue en légère montée soustrait la grève aux regards, magie de la pleine mer, dans la perspective elle s’élève bien plus haut que la digue, prête à avaler le monde. Par beau temps il y a l’espoir d’un rayon vert et, pendant de nombreuses années, durant cette quinzaine d’août passée à Édenville, je l’ai guetté chaque soir en vain. Je n’étais pas déçue, ça me suffisait de respirer le frémissement du soir, dos collé aux pierres chaudes du mur d’enceinte de la villa Capharnaüm, Chausey en briques molles à l’horizon, la mer comme un métal lourd sous l’incendie du soleil qui se couche, la musique d’India Song, entêtante. Parfois nous rompons le rituel pour une autre religion, notre dîner à La Promenade, le seul restaurant en bord de mer à la ronde, une belle salle dans l’ancien casino de Jullouville, ses larges baies qui ouvrent sur la mer, ses armoires vitrées chargées de babioles, ses nappes damassées, la vaisselle dépareillée dessus, sa patronne sans chichis secondée par une serveuse qu’on croirait sortie d’une pièce de boulevard, pleine de petites manières, le visage ouvert d’un trop grand sourire. L’adresse est courue, il faut réserver plusieurs jours à l’avance pour avoir une chance d’y manger le poisson de la criée de Granville à l’heure du couchant, la veille du diner on surveille le baromètre pour se réjouir à l’avance du spectacle. Ce soir-là nous jouons de malchance, le ciel est lourd et nous partons sous une grosse averse, nous passons à l’arrière des villas du front de mer pour au moins nous abriter du vent. La pluie soulève l’odeur du sable mouillé, nous transpirons de marcher pressés sous nos vestes trop étanches. Quand nous arrivons à La Promenade il ne pleut plus, le ciel s’est boursouflé de reflets dorés, nous nous installons pour diner, regardant distraitement la carte, interpelés par le mouvement des nuages qui se décollent fébrilement de l’horizon, tandis que le soleil amorce mollement un plongeon. La salle se réchauffe de lumière rose, le soleil s’étale, liquide, et voilà que jaillit sur l’horizon l’inespérée et brève phosphorescence, le rayon vert. Une légende dit qu’il permet de voir clair en son cœur et celui des autres, j’avais passé l’age de cette croyance, mais j’étais très émue, ce qui me troublait le plus c’était d’avoir senti la salle entière suspendue avec moi dans l’attente, d’entendre la clameur devant l’horizon irradié, le cri de joie de la serveuse au trop grand sourire « un rayon vert ! », c’était d’être tout à fait certaine que ce n’était pas une illusion.
à rêver qu’on sent cette attente
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