la beauté de Teshima

En regardant mes photos je m’interroge. Étais-je à ce point émue de n’avoir pas su faire les bons réglages, les cadrages qui révéleraient la beauté de Teshima ? Sans doute que seule la mémoire est capable de conserver cet émerveillement. Teshima, où j’ai contemplé la mer de Seto assise sur un banc de métal, où j’ai écouté battre des cœurs, où j’ai observé des gouttes d’eau sourdre du sol, où j’ai senti la chaleur intense, inquiétante d’un 18 octobre.

Après avoir contemplé l’horizon fermé, après nous être photographiés à l’aide du retardateur assis sur a Place for sea dreamers, nous avons repris nos vélos pour rejoindre l’installation de Boltanski. Dans une petite pièce face à la mer on peut écouter battre des milliers de cœurs. Il y a plusieurs manières d’entrer dans Les archives du cœur, par nom, par lieux. Je cherche en vain des ami.es, j’écoute battre des cœurs d’inconnus. Puis on pénètre dans une pièce obscure, une ampoule s’allume et s’éteint au rythme des battements d’un cœur. Quand on s’en approche, les battements s’accélèrent et s’amplifient, puissants comme une étreinte. On s’éloigne prudemment comme si nous craignions un emballement irréversible.

Gravir joyeusement les pentes, griserie d’air vif dans les descentes, le vélo et sa liberté d’enfance. Nous partageons une pizza juste au-dessus du Teshima Art Muséum. L’architecture en béton blanc aurait la forme d’une goutte d’eau avant l’impact. Sa manière d’être posée sur la pente, les rizières cultivées autour, la chaleur, me transportent au Cretto di Buri de Gibellina. Peut-être que si j’y pense, c’est parce que tout à l’heure, dans la cabane sur la plage, j’ai cherché les battements du cœur d’Arnold.
D’abord il y a un chemin qui serpente dans la nature intense, bruissante de chants d’oiseaux. A l’entrée de l’architecture, on recueille les consignes, les photographies sont interdites, sur le sol il y a des choses fragiles sur lesquelles vous ne devez pas marcher, merci de respecter le silence. Nous enlevons nos chaussures, nous entrons prudemment dans la coquille blanche. Nous sommes reliés au monde extérieur par deux ovales découpés dans la voûte qui laissent pénétrer l’air et la lumière. Le sol est parfaitement lisse, mais on perçoit des mouvements furtifs, de minuscules gouttes d’eau se forment à sa surface, surgissant de terre par d’invisibles ouvertures. Les gouttes glissent pour se rejoindre, elles forment des ruisseaux, des flaques, des constellations mouvantes, des archipels. On observe, souffle suspendu, un monde qui se fabrique sous nos yeux. Le temps s’arrête, nous enveloppe. On marche timidement entre les gouttes, les flaques, sans jamais se gêner les uns les autres, à pas de fourmis. On ne parle pas. On s’arrête, on fait corps avec l’œuvre vivante, entre ciel et terre. Je fais corps, des larmes se forment.

On reprend nos montures électriques pour nous rapprocher de La forêt des murmures, une autre installation de Boltanski. On traverse un village silencieux, on marche longuement, à l’entrée de la forêt un panneau signale la présence de sangliers. Nous ne nous battons que contre les moustiques, jusqu’à être saisis par le chant des carillons suspendus aux arbres du mont Danyama. Ils sonnent comme en écho aux cœurs du matin. Je n’ai pas quitté l’île, que je voudrais déjà y revenir, écouter encore ces âmes qui nous traversent. 

Dans mes chaussures, il y a des grains de sable, je les y ai laissés parce qu’ils viennent de la plage de Teshima. 

ici, là

Pointe de Carolles. Ici la falaise prête ses flancs granitiques au vent d’ouest. Sagesse millénaire assoupie sur le sable, courbes érodées de patience, monstre immense qui n’effraie plus personne, masse brune en frontière apaisante. De loin caresser son pelage de bruyères, d’ajoncs, de genêts et de prunelliers, sa beauté native comme l’origine du monde, le petit chant du Lude en arrière, ses grottes secrètes, ses refuges amoureux, ses failles silencieuses, au-delà un continent de sables mouvants, le galop de la marée, l’autre bout du monde.

Plage d’Edenville. Là, sur le sable, une laisse de mer, vrac de varech épais et parfumé abandonné par la dernière marée. Depuis la digue une créature hybride rejetée par la mer retient son souffle, soulève le ventre, dans ses entrailles matières et temps enchevêtrés, encombrement de coquillages, bouts de ficelles, carapaces, os de seiche, fragments de bois flotté grisés de sel, entre ses griffes brunes, pêle-mêle, miettes de plastiques colorés, bris de verres, œufs de raie, broyat de charognes invisibles, filaments luisants de filets de pêche synthétiques, ponte de bulots, laitue effilochée, capsule temporelle d’où s’échappent des puces de mer à la poursuite de leur existence mystérieuse.

Pêcherie des Grands Bras, Jullouville. Elle ne se découvre qu’à marée basse, plantée dans l’estran humide, la pointe de son V immense tournée vers le large, ses deux bras de pierres frangés d’algues grands ouverts vers le rivage appellent maquereaux et crustacés pour les piéger à la porte. Plus haut dans la baie, d’autre pêcheries, comme une installation de sculptures monumentales. Depuis la falaise ce sont des oiseaux géants dans le ciel reflété par le luisant, des oiseaux pétrifiés par une mer impérieuse.

L’estran, Edenville. Aux grandes marées la mer s’éloigne au point de découvrir cette partie de l’estran ridulée de houle. Franchir d’abord un plat pays de sable et de plis, suivre les ruisselets happés par le large — ils sont des fleuves vus du ciels — dans les estuaires jouer les orpailleurs, chasseurs de nacres et autres pépites, approcher les oscillations, à l’or sablonneux se mêle une vase grise, l’écume verdâtre. Ici le sable est plus doux, presque visqueux sur la fermeté des ridules, sous les pieds on croirait des os. Il est dit que là, dessous la grève pâle, se dressait une immense forêt qu’un raz de marée aurait ensevelie, je marcherais alors à la cîme de chênes millénaires ? 

Texte écrit sur une proposition de François Bon, dans le cadre de l’atelier d’hiver, prendre