s’absenter aux autres

Mes jambes se dérobent, j’abandonne l’idée d’avancer sur les cyanotypes aujourd’hui, je me couche dans la chambre de Nina, je redoute de n’être pas remise pour la lecture de jeudi, la lumière de l’après midi me replonge dans l’ennui des siestes d’enfance, mais je m’endors.

Il regarde ma gravure, le flou des arbres. Même si je sais qu’il évoque le courant artistique, c’est très surprenant de l’entendre employer cette formule, tu es romantique. J’apprends, effarée, que les cyanotypes s’effacent sous les UV, mais qu’il suffit de les plonger dans l’obscurité pour faire réapparaître le tirage. Ces allers-retours — les UV feraient à la fois apparaître puis disparaître l’image —, ces formules magiques que je ne comprends pas me déstabilisent. J’achète un vernis protecteur anti-UV, j’apprends qu’il s’agit d’un polluant éternel. Ce sera la part pérenne de tout ce travail ? Je nage au milieu de tous ces paradoxes, manipulant les images dans le parfum de solvant, me rappelant mes années d’études à Duperré. Je cherche à lier les images ; les fantômes sont de toute façon déjà là.

J’entre dans la cour de La Sorbonne pour la première fois, c’est beau et un peu impressionnant. Juste avant la tombée de la nuit, une lueur rose sur le flanc de la coupole. Trois personnes m’indiquent à tour de rôle la route à suivre pour rejoindre la salle de formation de la BIS, où je vais écouter Jane Sautière. Lecture d’un texte écrit pour la collection Le livre en question, à partir de Écrire de Duras, qu’elle présente comme sa lampe-tempête. De l’agonie de la mouche, de la mort de Duras elle-même, des recherches obsessionnelles, de l’heure de la mort de Marguerite, se représenter le moment, la luminosité, la pluie et le frais, elle écrit : « Oui, je crois vraiment qu’on peut mourir à cette heure-là, au moment où arrive un jour nouveau, une nouvelle lumière, une nouvelle réquisition à vivre et à ne pas abîmer un jour neuf alors que ce n’est plus possible. » La phrase m’éblouit quand je l’entends, au point que je l’ai réclamée à Jane pour pouvoir la retranscrire ici, puisque le texte ne paraîtra qu’à l’automne prochain. Je sors de la Sorbonne, j’active mes notifications. Pendant ce temps, la terre a tremblé à Nice.

À Saint-Maur où je rejoins Céline pour une séance de photographies. Je repasse devant la grille de la meulière que j’avais photographiée la dernière fois, qui semble abandonnée, avec les deux voitures immobilisées sous un voile de poussière dans le petit jardin, la chaîne lourde cadenassée qui condamne la grille. Les pins envahissent l’espace au-dessus du jardin dérobant la maison aux regards. Je pense au chapitre Le temps passe de Vers le phare, je me demande à quel moment on viendra déloger les fantômes de la meulière.

La lecture de Marine, je suis assise à côté d’elle, dans l’écoute de son texte. Sa lecture me donne à entendre toutes les résonances entre ses mots et mes images. Nous avons ensuite un échange, notamment sur ma pratique du cyanotype. C’est tellement nouveau que je sais à peine quoi en dire, mais je pressens l’importance des zones de flou et qu’il est encore là question de perte, de tâtonnements, de la quête d’un paysage d’enfance. Tout est un peu trop intense.

Journal du combat. Place Colonel Fabien, 22 mars 2025

Il marche large, les bras tournent dans l’air comme pour balayer le monde, son visage bruni des blessures de la rue, ses cheveux comme une gorgone blanche, il s’arrête devant une vitrine, il regarde, il s’approche, il se regarde, sa main agrippe son reflet, il penche la tête, tord la bouche pour sentir que son visage lui appartient encore.

Ça n’arrive presque jamais qu’il me précède dans la chambre et s’endorme. Je suis seule dans le salon et je lutte contre le sommeil pour faire durer cette solitude, je l’ai trop rarement vécue. Je me rappelle que ma mère, qui était un véritable animal social, qui recevait sans cesse, papotait, passait des heures au téléphone, nous avait déclaré qu’elle aspirait à une plus grande solitude, pourquoi pas une retraite en couvent. Nous, les enfants, avions ri, incrédules, mais aujourd’hui, je mesure cette nécessité de parfois s’absenter aux autres. Maintenant, j’entends la pluie.