à la limite du visible

Après le café chez Alice, nous allons marcher au Cimetière de Pantin. Les herbes bercées entre les barreaux rouillés. Les médaillons que je ne prends pas le temps de photographier. Les arbres qui nous regardent. Nous recherchons longuement la tombe de Melville. Le nom est quasiment illisible, mangé de mousse. On voit que la tombe est au bord de l’oubli. Je pense à L’armée des ombres, je relie le film à Antoine et Pauline, peut être parce qu’Antoine faisait partie de la résistance, et qu’on a toujours trouvé que Pauline ressemblait à Simone Signoret. C’est étrange comme certaines images finissent par s’agréger à nos souvenirs.

Je retrouve Nathalie pour la dernière séance du Livre en question à la BIS où Virginie Poitrasson présente Nous sommes d’authentiques paysages. Le texte est magnifique. Naviguant sur les fleuves, de Pline L’Ancien à Marguerite Duras, elle explore la connexion intime du corps humain avec la nature. « Parfois, le fleuve déborde… il se souvient. Se souvient de son passé. Toute eau a une mémoire parfaite et cherche sans cesse à revenir à son état initial. C’est un va-et-vient constant entre sillage présent et rives passées.» Puis vient la litanie des détroits, et nous sommes toutes et tous frappé·e·s par sa puissance. Je lui envie son rapport à la géographie, — au collège déjà, j’avais pris cette matière en grippe. Mon souvenir le plus prégnant, c’est l’application avec laquelle je traçais au crayon bleu une frange le long des côtes, comme une mer contenue, à une époque où nous ne pouvions pas imaginer le recul du trait de côte.

J’avais plein de trucs à te dire, mais je sais plus quoi. Et bien sûr, à l’autre bout de la ligne, on ne l’entend pas. Alors elle répète l’oubli — J’avais plein de trucs à te dire, mais… je sais plus quoi.

Sans doute d’avoir découvert la tombe de Melville me rappelle que je n’ai pas de nouvelles du SHD de Caen depuis ma demande de reproduction numérique du dossier d’Antoine. J’appelle, je découvre que j’ai fait une erreur dans l’adresse mail. Je n’ai pas reçu d’accusé de réception — ça aurait dû m’alerter. Je viens de perdre trois mois ? Mon interlocutrice est compréhensive, elle tiendra compte de la date de ma première demande. On me dira acte manqué, peut-être. Et pourtant… L’inouï de l’expérience Comanche me donne confiance — cette façon qu’ont parfois les choses de s’ordonner malgré nous. Je me convaincs que ce retard a sa raison, je ne suis pas encore prête à revevoir le dossier Antoine. Mais l’excitation est là.

J’ai croisé Arno Bertina à la lecture de Virginie. Je lui rappelle nos échanges après Ie post sur la rue des Vallées — où il a grandi. Je lui précise le contexte de cette recherche, et que je ne cherche pas forcément à aller au-delà. Je lui donne quand même mon mail, le lendemain il me fait parvenir, parmi plusieurs documents collectés par son père, l’adresse de Breffort (d’après la mythologie familiale, il aurait pu être mon grand-père). Du 122 me voilà redirigée au 121 rue des Vallées, beau temps annoncé samedi, ma curiosité se réveille qui me donne envie de retourner à Brunoy. M-C m’accompagne, nous marchons doucement. Elle se demande ce qu’elle va faire, elle, de toutes ses archives, qui ne vont interesser personne, je tente de la convaincre du contraire. En approchant de la maison, mon cœur s’accélère. Pourtant je sais bien qu’aucun descendant de Breffort n’y vit plus aujourd’hui, je n’attends aucune révélation. Mais j’espère toujours quelque chose — une rencontre, un détail, n’importe quoi qui viendrait justifier le déplacement. Cette fois, je trouve la véritable maison. La boîte aux lettres déborde de courrier. Les arbres du jardin ont été tronçonnés récemment. Elle parait inoccupée. Je cadre maladroitement quelques photos à travers les grilles. De l’autre côté de la rue, le petit jardinet donnant sur l’Yerres — tel que décrit par Clo — paraît abandonné lui aussi. Je descends les quelques marches qui plongent dans la rivière, les algues mouvantes jouent avec les reflets des arbres et du ciel. Dans le jeu de reflets, de rencontre des éléments, quelque chose de deux époques se frotte, comme si le passé glissait juste sous la surface, à la limite du visible.