gestes

Elle entre dans la salle de bains, le robinet goutte. Elle serre le métal, ça grince, ça résiste, ça s’arrête. Devant le miroir elle lisse ses cheveux avec un peigne en plastique bleu, approche les lames de son front, lèvres pincées, sculpte sa frange en trois coups secs, des éclats roux se collent sur l’émail blanc.

Debout près de la fenêtre avec son bol de café, elle regarde au dehors, la clarté qui revient, peut-être le son d’un piano ou seulement l’idée d’un piano. Elle colle son front à la vitre pour sentir le froid, se détache, efface l’auréole d’un revers de la manche. Puis elle retourne vers la table où elle a laissé son paquet de cigarettes.

Elle cherche ses gants, d’abord un regard circulaire, ample, qui s’accroche au-dessus des meubles, les gants ne sont pas là. Elle fouille les poches du manteau qu’elle a déjà enfilé, ouvre le tiroir du haut de la commode, brasse les nippes, elle les attrape à pleins bras et les jette sur le lit ouvert. Elle dessine une constellation de bas, de culottes, de chaussettes et elle pleure. Elle trouve des gants désassortis, elle quitte la pièce, les larmes cognent.

Et puis la baignoire. L’enfant qui rit. Elle l’enveloppe dans une serviette éponge, la soulève hors de la baignoire, la porte jusque sur le lit recouvert d’un jeté en velours. Elle lui frictionne la poitrine, le ventre, les cuisses en riant aussi. Et puis elle la couvre de baisers, ses joues en feu, ses mains petites, ses cheveux humides, l’enfant rit de plus belle et la pièce semble pleine, elle l’embrasse encore.

Dans la cuisine, des journaux étalés sur la table, sa main qui plonge dans le sac en kraft, en sort une pomme de terre. À l’aide d’un économe elle déroule un long serpent de peau terreuse en chantonant une comptine d’autrefois, Marie assise sur une pierre, sur une pierre…. Et la fillette qui entre, s’approche de la table, ramasse une pelure brune qu’elle fait glisser entre ses doigts.

Dans la chambre, le lit. Du mollet elle explore l’espace libéré sous la couverture, encore tiède, amolli par le corps de sa soeur. Elle remonte le drap sur son visage, hume l’air du lit, son odeur lourde et apaisante. Elle pose sa main sur son ventre, qu’elle soulève d’une lente inspiration, puis elle joue à la morte.

quand les gestes encore

expostion Travelling, Musée du Jeu de Paume, novembre 2024

Ça m’a attrapée quand je suis entrée dans la salle du musée du Jeu de paume, quand j’ai vu la faïence jaune pâle des murs de la cuisine de Jeanne Dielman, quand j’ai vu Delphine Seyrig, la bassine d’eau et les pommes de terre, que m’est revenue l’émotion de la première fois, quand les meubles, les motifs du papier peint et des rideaux et du fauteuil, quand la lumière faisaient apparaitre les visages de ma grand-mère, de ma tante, de ma mère, de ma tante surtout. Quand je me suis souvenue de la comptine des pommes de terre, quand les gestes encore, et les décors, les couleurs familières, quand le corps œuvre au-dessus de l’évier, de la cuisinière, de la table de la cuisine, quand Jeanne boit un verre de lait, quand Jeanne dans la baignoire, quand Jeanne se maquille, quand la banalité belle, quand à peine la voix de Delphine Seyrig, quand toujours le corps, les gestes lents, précis, quand les détails, quand tout me fait revenir encore à Corbera. Le souvenir ému glissera vers l’inquiétude, quand la mécanique des jours déraillera, qu’on s’interrogera sur la place d’un meuble, la force d’un geste, sans deviner jusqu’où.

archive familiale, 14 avenue de Corbera