une plage déserte avec la mer

Configuration inédite du déjeuner du dimanche, Alice partie en séjour éducatif à Belle-Île, Nina de passage cuisine pour ses grands-parents. Me viennent des images fugitives des repas chez ma mère, ou chez ma tante, un manque.

Dans la salle d’attente, la radio diffuse une revisite des Parapluies de Cherbourg, les murs sont couverts de hautes bibliothèques, chargées de livres et d’œuvres encadrées, peintures, gravures, photographies, on ne sait pas si on peut réellement consulter les ouvrages, et la sensation d’être dans l’intimité du médecin.

On me dit il faut battre le fer… Je n’y arrive pas, me heurte aux refus polis, on me répond rentrée littéraire, et je ne suis pas légitimée par une maison d’édition, ne pas forcer, ne pas chercher à utiliser les canaux de l’édition traditionnelle. Désillusion balayée par le message de P, la lettre manuscrite de C, ce qu’ils ont pensé de Comanche, ça rassure.

Depuis la pente de l’avenue Parmentier, la place Voltaire à l’horizon, je me surprends à vouloir regarder au-delà, me mets en danseuse, une posture de l’enfance, soudain je suis transportée sur la route de Carolles — on l’appelait à l’époque route nationale, toute la menace qu’il y avait dans le mot nationale. Je m’attends à voir la mer alors que je n’ai pas quitté la ville.

Chaque bouffée d’air frais comme un sursis, je ne parviens plus à me réjouir des voyages qu’entreprennent mes ami·es. Déjeuner avec Gracia, elle fait mon portrait, édite un mini tirage avec son imprimante qui ressemble à un jouet, je le colle sur le numéro open art de la revue Radicale qu’elle a ornée de fragments calligraphiés.

La mère à l’enfant, attention à pas te manger le doigt en croquant, je pense à toutes ces peurs entretenues stupidement auprès des enfants, on en parlait avec Philippe ce matin en observant l’araignée qui cheminait sur le plafond.

L’homme et la femme sont assis à la terrasse d’un bar du bas Belleville, portent tous les deux des lunettes de soleil, elle dit en souriant la main repliée qui soutient le menton, si j’avais le choix là ce serait une plage déserte avec la mer, il répète faussement convaincu ah oui une plage déserte avec la mer, j’aimerai écouter la suite, confirmer l’impression que c’est un premier rendez-vous.

se faire attendre

L’attente c’était son truc, elle savait y faire, à l’heure où nous aurions du partir elle entamait une savante séance de maquillage, Je ne suis pas prête, on savait qu’il n’y avait rien à dire rien à faire ça ne ferait que l’agacer davantage, nous n’avions plus qu’à attendre encore. L’impatience gagnait les corps, les mains tapotaient nerveusement les cuisses, un chambranle, les dents se serraient, dans un soupir il tentait d’attirer son attention, regardait sa montre comme un rappel à l’ordre mais il le savait jamais nous ne partirions à l’heure il le savait mais tentait quand même — à se demander si ce n’était pas un jeu entre eux parfaitement rodé, on attendait toujours, partout nous arrivions les derniers, partout on nous attendait, c’était son truc se faire attendre, une chef d’orchestre de l’attente, surtout qu’au retard pris au départ s’ajoutaient souvent quelques embouteillages, des ralentissements, c’était parfois une heure de route, à l’arrière des voitures chercher la complice de cette attente, une gamine comme toi avec qui échanger un sourire qui suivrait avec toi l’écoulement d’une goutte sur la vitre, compterait combien de voitures blanches, on en voit plus beaucoup des voitures blanches, elle chantonnerait le même air diffusé par la radio, ça c’était un des meilleurs trucs pour tromper l’attente — chantonner, mais elle finirait par t’abandonner dans cette maudite file du milieu qui se refuse à bouger, il a beau pianoter nerveusement sur le volant ça ne fait pas avancer, alors tu trouves une autre famille à observer la nuque raidie du conducteur les mains volubiles de la mère les grimaces du petit à l’arrière puis ce sentiment de victoire quand finalement tu retrouves la gamine, la dépasses à ton tour, et l’entrée dans Paris, des noms de maréchaux, le métro aérien qu’on dépasse, l’espoir d’arriver bientôt, ça ne change rien au retard mais c’est une telle satisfaction d’arriver enfin, on encaissera les reproches, elle en riant peut-être même qu’elle lèvera les yeux au ciel, lui haussera les épaules en soulevant les bras les paumes ouvertes d’impuissance toi tu te mordilleras les lèvres, à l’œuvre déjà ta précision d’horlogère.

texte écrit dans le cadre du défi écriture, les 40 jours, par François Bon