l’image d’un rêve qui s’échappe

Nous traversons le Jardin des plantes détrempé par la pluie, à l’épaule l’appareil photo est un poids mort, la laideur des sculptures exotiques en nylon dans la lumière plate. L’inconnue qui demande à Philippe, qu’est ce que c’est — en désignant une chenille géante — m’arrache un sourire.

D’abord un voile devant l’œil, c’est une chose dans l’air, floue et pourtant toute proche, c’est une plume dont je voudrais attraper le mouvement, elle git déjà sur le trottoir, je la photographie en pensant à Christine Jeanney.

La dame du rez de chaussée par sa fenêtre ouverte sur la rue me tend un bocal de petits pois, elle ne parle pas vraiment ma langue, elle aimerait que j’ouvre pour elle la conserve. Elle est mal tombée, j’exhibe mes doigts déformés, elle me montre son poignet enflé, shifumi, ouvrir le bocal et sourire.

Qu’est-ce que vous regardez comme ça ? le reflet. Le reflet de quoi ? Vous voyez là, incliner le visage fléchir les genoux, dans l’objectif l’illusion de la lumière, une zone trouble, un mouvement, l’image d’un rêve qui s’échappe.

Le regard attiré par leur vêtements colorés, leur silhouettes élancées, j’imagine deux amies. À leur hauteur je découvre la beauté de leurs visages absolument semblables.

Les oiseaux se déchaînent sous la pluie, au point que je me lève, ouvre la fenêtre, m’attendant à trouver une foule de moineaux sur la haie. Dehors rien que l’humidité froide et les arbres qui jaunissent tardivement. Les chants s’amenuisent, je crains d’avoir été repérée.

Dans mon sac à dos le film 16mm fait poche restante. Surprise de voir surgir cette expression que Jacques employait quand j’oubliais de poster un courrier. Me souvenir de cette personne distraite que j’ai été. Insouciante. Peut-être que je préfère retarder cette ultime révélation. On boit un café, on écoute The Temples, on danse comme des folles dans le salon.

la force d’agir

Elle téléphone à son mari mort pour lui raconter ses journées. Je pense à ma sœur qui m’a confié avoir parfois appelé notre mère disparue à l’aide. Je n’ai jamais cru que mes morts pouvaient m’aider dans un moment décisif, d’inquiétude, de chagrin, mais je crois qu’ils me donnent la force d’agir.

La sœur aînée, cinq ans peut-être, à la cadette qui voudrait descendre de la poussette, avec véhémence, elle avait du sang qui sortait sur le genou DU VRAI SANG TU IMAGINES ? moi j’ai pas envie qu’il t’arrive la même chose.

L, son regard presque inquiet, la fatigue l’empêche de travailler, elle boit un thé avec nous, elle n’a pas la force aujourd’hui, elle décide de repartir, je caresse la maille de son beau pull bleu, tu appelles le toubib, hein, j’utilise ce mot volontairement, celui qu’on utilisait à la maison, l’impression qu’il a plus de force, toubib, c’est le bon médecin de famille de mon enfance.

En voulant écouter le message que vient de me laisser une amie sur le répondeur j’entends par erreur celui de mon cousin m’annonçant la mort de M le mois dernier.

J’ai ouvert la fenêtre, humé l’air frais, c’était vraiment humer, j’ai agité mes mains dans le vide, comme enfant je vérifiais la température et décidais de porter un bonnet.

Une scène qui ressurgit, Je venais te rejoindre, tu habitais encore chez tes parents, il faisait nuit. Depuis la gare je suis montée dans le bus mais ne reconnaissais pas l’itinéraire, ma panique, avant de rejoindre le chauffeur, de l’interroger timidement, il me rassure, m’explique la grande boucle, il va bien passer à Abreuvoir, devant l’arrêt m’indique que je suis arrivée.

Fête d’anniversaire, traversée de Paris suspendue aux poignées grises, dans le bus les corps s’agitent sur des tubes pour danser, la joie ivre de F, je ne me serais jamais imaginée dans cette situation, la présence rassurante de l’appareil photo contre le ventre, ça ne m’empêche pas de rater toutes les photos de la pyramide du Louvre.

silent show

Je découvre Silent show, une installation immersive de Cecile Bart, au musée Chagall de Nice. Des images de films en noir et blanc projetées sur des tableaux-écrans transparents montrent des gens qui dansent, il n’y a pas de bande-son, le silence laisse toute la place au mouvement. Une scène me retient captive, extraite d’un film de Pasolini que je n’ai pas vu, Uccellacci e uccellini. Un groupe danse, une chorégraphie presque marchée, le cadre assez serré ne montre pas le visage des acteurs, seulement leurs corps en mouvement. Dans un plan de coupe un autre jeune homme danse seul, à un rythme beaucoup plus rapide. Je crois qu’un instant j’ai pensé que lorsque mon père dansait — on me l’a raconté quand j’ai mené l’enquête, mon père adorait danser, c’était un excellent danseur, une pile, et vraiment s’il y a une chose que je ne parviens pas à imaginer c’est son corps en mouvement — sans doute il dansait un peu comme ce jeune homme. Le noir et blanc, le silence mais surtout l’époque du tournage, ça donnait corps à l’illusion. J’ai filmé ce court extrait avec mon téléphone, pour garder une trace de cette rencontre. C’était une étrange rencontre, et l’émotion de voir ainsi mon père danser, et le silence qui s’impose.