une douceur étrange

Après quelques déboires, arrivée à Ottignies où Dodo nous accueille. Retrouver la maison de brique de Lasne, je vérifie qu’elle n’a pas trop changé, découvre que Philippe (époux de Dodo qui porte le même prénom que le mien) s’est remis à la peinture. Après le potage délicieux, les fromages, le melon, nous sortons marcher, l’idée de cette marche m’obsédait depuis plusieurs jours les chemins creux, la forêt, le soleil, la petite chapelle, le lac, Dodo nous égare un peu et mon esprit s’allège. Le soir dîner en famille, le champagne rituel, un waterzooi, la rose de Damas qui parfume le dessert.

Le lendemain Dodo m’indique le tiroir où elle a rangé toutes les photos, n’hésite pas tout est là, c’est autant à toi qu’à nous. Je ne résiste pas, finis par ouvrir le tiroir, après avoir inspecté une boîte j’extrais trois portraits que je photographie, la petite Aïda Aznavour elle était à l’école du spectacle avec ma tante Claude, mon arrière-grand-mère Cécile, son doux regard et les épaules habillées d’un col de plumes, cette autre photographie de Marie-Louise et Cécile devant une fenêtre ouverte, inondées de soleil. J’avise une pile de cahiers, je les connais, les ai déjà ouverts, ce sont ceux de Marie-Louise. Pêle-mêle des extraits d’articles, des inventaires, des commentaires de lectures, un journal. Les notes sont parfois révisées, augmentées. Sur la couverture des cahiers un sommaire inscrit sur des souches de carnets de timbres. À l’intérieur d’un cahier repérer la signature Ro, c’est en fait Marie-Louise qui souligne la note, Ro comme un repère, je me demande combien de fois elle a relu ce passage. Y découvrir la même inquiétude que celle qui m’a hantée quand j’ai écrit l’accident, on ne devrait jamais mourir seul. Il m’avait promis récemment de ne plus prendre de risques, sachant qu’il avait charge d’âmes et que sa petite famille avait besoin de lui… sans lui qu’allaient devenir ses trois petits ? J’aimerais rassurer ma grand-mère.

Pour le voyage nous avons emporté L’échiquier, Philippe a quelques chapitres d’avance. Je n’ai encore jamais lu Jean-Philippe Toussaint, à la lecture je m’amuse des coïncidences, les étés à Erbalunga où son père lui révèle sa vocation d’écrivain c’est à Erbalunga que mes fantômes sont apparus, dormir le dernier soir de ce petit voyage dans une chambre d’hôtes à Ixelles face aux étangs, et réaliser que nous sommes à deux pas de Chapitre XII, la librairie de Monique Toussaint, mère de l’auteur. Le lendemain matin avant de rejoindre le centre de Bruxelles nous faisons le tour des étangs et passons devant la maison, la librairie est désormais fermée mais les lettres dorées apparaissent toujours sur le bow-window.

Nous allons découvrir la fresque en hommage à Chantal Akerman inaugurée il y a quelques jours quai du commerce. Manque de recul, ciel gris, photographier quand même l’image gigantesque puis nous nous dirigeons vers la Bourse où nous retrouvons Catherine Koeckx. Nous échangeons nos livres. Elle me rappelle cet endroit où Charlotte et Emily Brontë ont vécu à Bruxelles, nous n’avions pas d’itinéraire prévu, cela nous donne une première direction pour arpenter la ville, toujours émue de mettre mes pas dans les lieux traversés par Charlotte et Emily. Je photographie les plaques pour Alice. Nous nous perdons dans la ville, profitons de la belle lumière de la fin du jour, échapper au réel et reprendre goût aux images. Retour à Paris, écrasé d’une douceur étrange dont nous ne parvenons pas tout à fait à nous réjouir, puis l’effroi.

sur les terres des Brontë

Windermere — enfin. Le nom du village fait rêver, mais c’est seulement le point de départ de notre pèlerinage sur les terres des Brontë. On a rendez vous avec le guide à la gare, je ne sais pas si c’est l’excitation mais au moment de sortir de notre chambre impossible d’ouvrir le verrou, j’étais déjà en train de téléphoner à la propriétaire en panique à l’idée de rester enfermée dans cette chambre alors que nous avions eu tant de difficultés à rejoindre Windermere, quand Alice finit par y arriver, on sera bonnes pour un grand fou rire. Deux Américaines et une Sud Coréenne sont déjà au point de rendez-vous, notre guide arrive, s’excuse de n’être pas l’expert attendu, la personne qui habituellement commente la visite est souffrante, il a l’habitude de l’accompagner, fera de son mieux. Nous récupérons un jeune homme de Manchester à la gare voisine, on aura pour lui une tendresse particulière — le guide nous dira en aparté qu’il est rare qu’un homme fasse la visite si ce n’est pour accompagner sa femme — le jeune homme se présentera comme un inconditionnel de Charlotte et ne lâchera pas son volume de Jane Eyre durant la visite.

Nous traversons la campagne, Lancashire et Yorkshire, pas de lande désolée mais des prairies vertes et arborées, des moutons paissant, l’été éclaire la nature comme jamais, nous n’aurons pas besoin de la veste de pluie recommandée par le guide. Nous enchaînons les découvertes tout en échangeant sur la fratrie, Charlotte ressort toujours victorieuse du petit sondage, qui est votre Brontë préférée ? À Cowan Bridge, l’ancienne école des Brontë, devant la porte un panneau private décourage les curieux, on est là devant le “Lowood” de Jane Eyre. À Wycoller, on déambule dans les ruines gothiques du manoir qui inspira la demeure de Rochester, on s’assoit autour de la cheminée, on convoque nos souvenirs de lecture. On aperçoit des fermes, des moulins, modèles probables de la demeure d’Heathcliff, ou encore de Thrushcross Grange. On devine les chemins à travers la lande empruntés par Charlotte et Emily, on ne s’attarde pas, on a seulement le temps d’imaginer les silhouettes des deux jeunes femmes marchant le long des murets de pierres.

Haworth. On repère rapidement le Bull Inn où Branwell s’ennivrait, l’Apothecary où il se fournissait en drogue. Nous nous approchons du presbytère, un petit jardin le sépare du cimetière. Le guide s’empresse de nous montrer des gravures anciennes représentant les lieux à l’époque des Brontë, pas d’arbres pour masquer le cimetière, tout semblait plus désolé, les fenêtres donnaient directement sur les tombes, les occupants succédant aux Brontë ont fait planter des arbres. Nous entrons dans la maison devenue musée, la drawing room, où les enfants Brontë inventent royaumes et empires, le piano droit, les poèmes d’Emily posés sur un petit tabouret qu’elle emportait lors de ses promenades sur la lande, elle s’y asseyait pour écrire ou réfléchir. La chambre/atelier de Branwell, le lit en désordre, les accumulations d’esquisses. Les livres minuscules fabriqués par la fratrie créatrice, les dessins, la robe en soie rayée attribuée à Charlotte, émouvant ce que les vêtements révèlent de la corpulence de qui les porte, Charlotte devait faire à peu près ma taille.

Puis l’église, pas celle que connurent les Brontë, elle a été entièrement reconstruite, mais un cénotaphe provenant de l’église originale, les noms des enfants et des parents, leurs dates de naissance et mort, une litanie terrible d’also , avec parfois seulement quelques mois d’écart, Maria la mère, puis Maria la fille, Elizabeth, Branwell, Emily, Anne, Charlotte, puis le père qui survécu à toute la famille. Les corps reposent dans la crypte sous l’église, sauf celui de Anne enterrée à Scarborough où elle morte en cure, Charlotte qui l’accompagnait a préféré éviter à son père le traumatisme d’un nouvel enterrement.

La visite s’achève au cimetière, les pierres tombales se dressent les unes contre les autres, saturant l’espace, les pierres saturées à leur tour des noms et prénoms gravés de familles décimées en une année à peine — on mourrait à Haworth, sans doute empoisonné par l’eau qui avait ruisselé à travers le cimetière. La voix grave de notre guide s’est tue brusquement, il a tout du long ménagé ses effets, je me suis laissée prendre, oubliant de photographier les lieux, parfois découragée par la lumière. C’est là l’endroit le plus triste et sombre de la visite, je pense aux petits Brontë confrontés à la mort dès l’enfance, à la mort qui les regardait déjà depuis le cimetière.