Le vrai visage de Peter Townsend

Il a repéré le livre dans la vitrine, attiré par le nom de l’auteur, un ancien héros de la Royal Air Force. Il ne l’aurait sans doute pas acheté si la libraire n’avait pas collé sur la porte l’affichette annonçant une séance de dédicace en présence de Peter Townsend. Il a jeté un œil à sa montre. Curieux du bonhomme, ce serait une bonne occasion de parler d’aviation. Il a poussé la porte de la librairie. Déjà on se pressait pour voir de près l’ancien amant de la princesse. Il s’est mis en retrait, a feuilleté le livre. Il a l’impression de lire ses propres mots « Ce ciel où mon existence devait prendre forme, seul dans les cieux, la Mort sans cesse à portée de voix ». Les deux hommes se sont d’abord parlé poliment, puis ils sont allés au café de la place pour évoquer ensemble le silence du ciel.
 
Au moment du départ au Canada il a préféré lui confier le livre. Elle l’a recouvert d’un papier épais pour le protéger. Elle lui accorde une grande valeur parce qu’il est dédicacé par Peter Townsend. Avant de le ranger dans sa bibliothèque, elle a inscrit le titre et le nom de l’auteur sur la couverture et la tranche du livre. Elle l’a lu, en a souligné une ou deux phrases, l’incohérence d’une conjugaison, marqué d’une accolade un paragraphe évoquant l’essai nucléaire de Trinity. Après la mort de son fils, elle a ajouté une mention manuscrite, ce livre m’a été confié par R, et je l’ai conservé précieusement, le parcours, de temps à autre.

Elle a un mal fou à se débarrasser des objets, et c’est encore plus difficile depuis la mort de sa mère. Finalement la maison est assez grande pour conserver tel tableau, tel cahier ou livre hérités de ses grands-parents. Elle n’a jamais réfléchi à pourquoi elle ressentait ce besoin de conserver les choses, c’est peut-être héréditaire, déjà sa grand-mère avait cette tendance à glaner, conserver, ordonner, annoter. Ce livre, peut-être à cause de la dédicace, et parce qu’il porte à travers elle la mémoire de son oncle adoré, elle décide de le conserver.

Sa cousine lui a tendu le livre, c’était à ton père. Dans l’angle supérieur droit de la couverture, l’écriture minuscule de sa grand-mère précise l’origine de l’ouvrage. À la fin de sa vie elle n’a cessé de couvrir les livres, les enveloppes, les carnets, de notes et sommaires. Elle accumule les commentaires en strates minuscules, construisant sa propre légende. Sur la page de titre, une dédicace — avec mon sympathique souvenir, Peter Townsend, Cap Bénat, 21.8.59. Ce nom lui dit vaguement quelque chose. Une enquête sommaire sur internet lui apprend qu’il est un héros de la Royal Air Force, et qu’il a failli épouser la princesse Margaret. Elle a rapporté le livre à Paris, a tenté de le lire, mais l’a trouvé ennuyeux. Elle l’a rangé dans son carré, un espace dans la bibliothèque où elle conserve un ensemble disparate de livres, ceux qu’on lui a transmis, ses livres d’enfance et sa documentation professionnelle.

Dans une série télévisée sur la famille royale d’Angleterre, elle découvre la relation amoureuse entre la princesse Margaret et le héros de la R.A.F. devenu écuyer du roi. Le romanesque de l’amour contrarié, l’exil forcé de Townsend en Belgique. Et Peter Townsend prend vie. Si elle s’y attache, c’est parce que soudainement elle se souvient du livre, de sa dédicace. Cet homme a rencontré son père. Dans une scène il écrit en aout 1959 une lettre à Margaret pour la prévenir de son prochain mariage avec une autre. Mue par une intuition, elle attrape le livre dans la bibliothèque et, relisant la dédicace, s’aperçoit qu’elle a été écrite précisément à cette période évoquée dans la série, quelques jours seulement après la lettre à Margaret. Quand il rencontre son père, Peter Townsend vient de faire le tour du monde pour se retrouver, effacer l’image d’un homme qu’il n’était pas, reprendre sa vie en main. Elle écarte les plis du papier qui protège le livre, redécouvre la couverture de l’ouvrage, le vrai visage de Peter Townsend. C’est ce visage sur la couverture, photographié dans un bus au cours du voyage, ce visage qui ne regarde pas l‘objectif. Ce visage qui lui permet d’imaginer la rencontre avec son père, de fabriquer le souvenir de cette rencontre qu’il n’a racontée à personne.

texte écrit dans le cadre de l’atelier recherches sur la nouvelle, par François Bon

comme on se détache du temps

Les familles indiennes endimanchées croisées Gare du Nord, c’est Ganesh. Le soir rencontrer Helena au Sarah Bernhardt, avec Nathalie, Gracia, Catherine. Dire comme on se détache du temps quand on écrit. La serveuse s’appelle Émilie, elle est joueuse, la photo que je ne prends pas — ce serait impoli. Au moment de régler l’addition nous l’appelons à plusieurs voix, elle arrive en tournant sur elle même, vos voix c’était comme un chœur de fantômes.

Chez le disquaire (bric à brac infernal où je viens déposer un colis) le bonhomme discute avec la patron, il monologue plutôt, Les avions des années 50, C’était beau, un Rafale aujourd’hui ça s’abat facilement. J’ai presque envie de l’interrompre, de lui demander d’où vient sa passion et de lui parler de mon père.

Nina m’écrit, ses difficultés avec le tricot, j’aime mettre en place le premier tour, c’est très instinctif, mais les deux aiguilles dans la main je suis bloquée. Elle préfère le crochet, c’est l’idée qu’il y a des choses qui restent possible seulement entre nos mains, ça me touche.

On entendait d’abord la voix claire, puissante de l’enfant, il riait presque, joyeux, fou de joie sur le siège arrière du vélo conduit par le père. Hier j’ai déjà vu tous les copains ! ma classe ! hier ! c’est incroyable tous mes copains sont déjà là ! J’ai envié sa joie, son soulagement, je crois me souvenir qu’enfant j’attendais impatiemment la rentrée.

Ça a l’air trop bien je sais pas où c’est, dit-elle devant le premier plan du documentaire Nous, d’Alice Diop. Je crois que c’est la lumière qui baisse, le silence et l’attente grave de l’enfant qui donnent la beauté à l’endroit. À la fin du film la scène résonnera autrement, on ne pourra plus se sentir proche de cette famille, on s’identifiera peut-être à l’enfant, comme il tente de se hisser à la hauteur des adultes, malgré la peur. L’aube et le crépuscule où l’on sent si terriblement le passage du temps.

La fille avait une aiguille plantée dans la couture de son jean, le long de de la cuisse. Je lui signale, vous êtes sûrement au courant. Elle est brodeuse, c’est une habitude qu’elle a prise pour ne pas perdre l’aiguille, je lui demande quelle formation elle a reçue, lui dis que j’aimerais broder davantage mais que ça engage trop le corps, elle a bien quinze ans de moins que moi, pourtant ça peut être douloureux pour elle aussi, les yeux, les migraines, le nerf sciatique.

Dans le journal filmé de Michel Brosseau, un plan d’orage, ça me rappelle que j’aime l’orage, il me ramène en enfance dans cette grande vacance de l’été, le soulagement que c’était d’entendre craquer le ciel. Je photographie cette chaise dans la vitrine, parce qu’elle est presque identique à celles de la salle à manger maternelle, les chaises sur lesquelles toute la famille s’est assise durant plus de trente ans, rapportées d’Algérie, je me demande si ce mobilier que j’ai toujours connu venait du Canada. Ce n’est qu’en choisissant la photo pour cet article que je découvre la prédiction dans la vitrine.