regarder la ville avec les yeux d’une autre

Sur le quai de la station Commerce l’emballement du cœur. N s’émeut devant mes cheveux courts et gris, forcément je lui rappelle ma mère. Anecdotes de la cité, j’écoute en souriant, à la fois dedans et dehors. Traverser le Champs-de-Mars puis le pont Alexandre III pour la première fois, regarder la ville avec les yeux d’une autre.

Elle me rend l’exemplaire de Comanche qu’elle a recouvert de papier kraft pour le protéger, elle n’a pas pu le lâcher, elle attend la suite. Cette idée de suite me surprend, quelle suite tu imagines ? En attendant tous les projets sont à l’arrêt, seul ce journal me donne l’illusion que j’écris, et bien sûr l’atelier de F.

Dîner chez Z avec les amies mamans d’école. Leurs visages, nos énergies, les plats colorés, le patio, les cigarettes, les discussions qui se prolongent tard dans la nuit. Est-ce d’avoir vu les ami·es d’Algérie deux jours avant ? Je les quitte en pensant à ma mère, en tête cette photo en noir et blanc où elle fume, assise au sol, entourée de ses amies algéroises.

La sensation d’un grain de sable sous la paupière, la vue troublée par le larmoiement, viser la lumière est trop douloureux.

Je photographie les présents, une robe et un porte-monnaie kabyles rapportés par N, le bracelet de perles œil de chat que S a retiré de son poignet pour me le donner, cent cinquante dinars algériens, avec lesquels je pourrais acheter deux pains et un kilo d’oranges. La robe ne ressemble pas du tout à celles dont je me souviens dans l’enfance, mais les motifs me rappellent les bijoux en argent émaillé que N ne manquait pas de nous offrir quand elle nous rendait visite avant la guerre civile.

Vous avez un corps étranger dans l’œil. J’ai d’abord l’image d’une silhouette minuscule plantée dans mon globe. Elle m’explique qu’elle va le retirer avec une petite aiguille, puis gratter un peu la cornée, je ne peux pas partir en courant, l’anesthésiant est heureusement très efficace. C’est une poussière de métal, la douleur remonte à mardi, alors je me rappelle avoir limé une plaque de cuivre à l’atelier de gravure.

L’air est humide, la ville minée d’un gris plombé. Je n’avais jamais remarqué le tamaris de la rue des Écluses, tu ris, tu l’as pris en photo plusieurs fois, enfin le yucca à coté, ses petites grappes roses me réjouissent, c’est idiot mais ça me donne l’impression d’être à Carolles.


Je ne sais pas

Gwen m’envoie par messagerie la chanson de Brel dont il nous parlait la veille. Je cherche pour lui répondre ma chanson préférée, la magie des archives, une petite interview avant qu’il interprète Je ne sais pas : Et il vous arrive en chantant d’être gêné par un mot ? Oui souvent. Vous le changez ? Bah non c’est trop tard…

Dimanche promenade. Il y a toujours cet instant où une lumière, l’étroitesse d’un passage, un détail urbain me transporte ailleurs. Un lieu qui se coule dans un autre lieu, s’y attache, comme une maille. Me revient cet échange téléphonique, le dernier je crois, j’allais au bas de la résidence où il y avait une cabine d’où je l’appelais pour la rassurer, lui dire Je suis bien arrivée. C’était en mai, elle me faisait des réponses étranges, ça déraillait, ensuite tout est allé très vite.

Sophie L me fait parvenir une photo de la feuille de présence de notre classe unique à J. Je vois apparaître tous les noms familiers, et pour chacun d’eux un visage m’apparait, une scène de lecture malhabile, des ongles noircis, des nattes qui me faisaient rêver. Dans l’avant dernière colonne, avant celle des adresses, on précise la profession du père (la mère absente, on est en 76), ça n’a pas loupé, décédé. Mais je découvre surtout les métiers des pères de mes camarades, je retiens celui poétique de limonadier, et je me souviens que son fils était très triste le jour de la mort de Brel.

La mère et son fils, ils avancent lentement, semblent hésiter, poussent devant eux d’énormes valises. Je les croise vite, on marche souvent trop vite à Paris. Je ressors du restaurant où j’ai acheté un sandwich, ils n’ont quasiment pas bougé, en passant à leur hauteur j’entends une langue slave, ils sont peut être ukrainiens, je retourne travailler, je n’ai pas le cœur à l’ouvrage.

Nous sommes tous les quatre dans un train, je dois descendre un arrêt avant eux, je me lève à contrecœur, leur dis au revoir. Je marche dans la ville, désorientée — en l’écrivant découvrir la racine du mot. Soudain je réalise que j’ai oublié ma valise dans le train, je leur envoie un texto, pour qu’ils ne l’oublient pas à leur tour. Longtemps que je ne me souvenais plus de mes rêves.

C’est Lamia qui m’envoie un signe, Alger voit rouge, on échange via messagerie, parlons de nos manques, de l’exil, du deuil, du ciel qui s’est refermé. Je lui écris Je ne peux pas écrire qu’Alger me manque mais il me semble bien que quelque chose là-bas m’attend. Je fouille longuement une carte d’Algérie pour retrouver le nom d’une oasis où je suis invitée, je repense à mes échafaudages, c’était il y a trois ans.

Le matin la neige était bien là, ce n’était pas comme nous l’avions espéré un poisson d’avril, quand il y a quelques temps le sirocco nous envoyait du sable rouge. Je fais un détour pour photographier la neige près du canal, elle s’étiole déjà. Je n’ai pas réussi à photographier l’épaisseur moelleuse des premiers flocons. Je vois la fin de Comanche se découper en quelques derniers fragments. Passer, penser, à autre chose, mais rêver de prolongements.