
un peu comme un crossover, Comanche/Corbera.
Les doubles rideaux peinent à assombrir la chambre chargée d’un air lourd, il se déshabille en gestes prudents, pose un par un ses vêtements sur le fauteuil Voltaire, ouvre le lit, se couche sur le dos, la douleur lui accorde quelques secondes de répit sous la fraîcheur des draps. Il ferme les yeux en quête d’obscurité, fermer les yeux et disparaître, fermer les yeux, éloigner le monstre. Il respire profondément, il voudrait remplir sa tête avec de l’air, repousser ces longues aiguilles qui fouillent la nuque et lui donnent la nausée. Les voix blanches de Pierrot et Pauline lui parviennent depuis le salon, elles sont mignonnes à chuchoter, ça ne leur ressemble pas. Maintenant il voudrait juste que le jour tombe, il voudrait de l’eau autour, il pourrait se laisser flotter comme un enfant puis chavirer dans l’onde tiède, oublier la douleur intenable. Il entend les voitures qui passent au pied de la fenêtre mais aussi une circulation plus lointaine et régulière, il longe mentalement les murs de la chambre, ses doigts effleurent la tapisserie, il contourne les obstacles — la commode le fauteuil la lampe le chevet le lit l’armoire — la porte déjà, alors il recommence cette ronde lente jusqu’au sommeil.
Il ne sait pas combien de temps il s’est assoupi, Pierrot dort à ses côtés. Paupières mi closes il observe les particules de poussière scintillantes dans le rai de lumière qui pénètre la chambre par la porte entrebâillée. Elles dansent, tourbillonnent mollement, le narguent comme les invitées d’une fête clandestine à laquelle il n’est pas convié. Sur le mur qui lui fait face il devine dans la pénombre, sans doute parce qu’il en connait désormais l’emplacement exact, la masse sombre et trapue de la commode en merisier, la courbe du fauteuil Voltaire, la silhouette intrigante de la lampe tripode et derrière le drapé des doubles rideaux les montants de la fenêtre qui ondulent faiblement. Il y a les phares de voitures qui illuminent la rue, ils projettent sur le plafond des ombres abstraites et mouvantes comme des nuages qu’il ne reconnait pas, pourtant ce ciel intérieur il est certain de l’avoir observé déjà, une image d’enfance qui l’entête. Il creuse obstinément sa pensée vide, sa main s’agace dans l’air comme pour lui donner corps mais la douleur prend trop de place. Il y a tout contre lui la chaleur enveloppante de Pierrot, elle a enroulé une de ses jambes autour de ses cuisses, elle a posé un bras sur son torse comme si elle craignait qu’il s’échappe, en son for intérieur il sourit, je n’ai même pas la force de sourire, comment pourrais-je m’enfuir ? Il y a encore quelques mouvements dans le salon puis le rai de lumière s’efface, les particules sombrent dans la nuit, Pauline s’est couchée. Il écoute la respiration régulière de Pierrot, il aspire l’air tiède de son haleine contre son épaule, il essaie de caler son souffle sur le sien mais le sang lui bat les tempes, sa gorge se serre, les vibrations de la Gordini le traversent, le bras de Pierrot s’alourdit sur sa poitrine. Il recompose la douceur de son visage gourmand, il imagine la caresse de ces longs cils en baiser papillon qui l’apaise.
Maintenant il se souvient cette nuit où il avait pu observer ce ciel de nuages sombres, c’était durant l’été 1940, dans la maison de Saint-Étienne-de-Chomeil prêtée par la mairie, ils s’y étaient réfugiés en famille pendant l’exode. Il partageait avec sa sœur Claude une grande chambre à l’étage, peuplée de bruits inquiétants, pluie de sable entre les murs air sifflotant dessous les portes sols crépitants. Un soir de pleine lune la clarté du dehors projetait au plafond l’ombre des arbres agités par le vent, il craignait de voir surgir un des junkers sillonnant le ciel au-dessus de leurs têtes pendant le long voyage qui les avait conduit dans le Cantal, il avait rejoint le lit de sa sœur assoupie, seule sa respiration régulière le rassurait et il avait fini par dormir à son tour. Délivré du souvenir son corps abruti de migraine cède, il plonge dans une nuit longue, noire, sans rêve.
C’est le vrombissement de la Gordini qui le réveille, il lui faut quelques instants pour comprendre l’espace autour, à travers les rideaux verts le jour perce timidement l’obscurité, éclairant à peine la tapisserie fleurie, la commode, le fauteuil, la lampe à trois pieds, il est bien dans la chambre de Corbera couché dans le lit, je suis vivant. Pierrot est endormie à ses côtés, son visage presque d’enfant encore tourné vers lui, à cet instant il pense au drame qu’elle lui a raconté, ce matin où les soldats sont venus arrêter Antoine, c’était dans cette même chambre, elle avait à peine quatre ans et partageait le lit avec ses sœurs, on leur avait ordonné de ne pas bouger, elles étaient restées clouées au matelas toutes les trois enfermées dans une peur immense et glacée, puis la porte de Corbera s’était refermée sur le bruit des bottes, et le silence s’est imposé autour du drame. Depuis on a changé le lit, et la peur avec. Il se demande si les murs de la chambre étaient déjà couverts de fleurs jaunes à cette époque-là. Il reconnait le pas lourd de Pauline qui s’affaire dans la cuisine, il comprend que c’est le bruit du moulin à café qu’il prenait pour celui du moteur de la Gordini, il regarde Pierrot, se retient de lui caresser la joue, Je t’aime mon petit chat. Dans la proximité sa rondeur mate apparaît comme un paysage, le premier plan flou d’un continent qu’il pourrait explorer sans fin, alors il voudrait se tourner sur le flanc, se blottir dans sa chaleur parfumée, l’envelopper à son tour, mais aussitôt la névralgie se réveille, des images de l’accident resurgissent, c’est comme une accélération du temps dans la chambre immobile. Il s’efforce de reconstituer la scène mais il ne sait plus, il voit seulement défiler le ruban gris béton des gardes corps et après le choc le spectacle affligeant de la Gordini froissée comme un vieux mouchoir oublié. Sous le jour plus vigoureux la chambre s’éclaire progressivement, il peut maintenant distinguer les bouquets sur le velours brun du Voltaire, les grains de poussière reprennent leur existence tournoyante. Il y a les babioles sur la commode, une photo de mariage encadrée d’un ovale en étain, un flacon de parfum, quelques livres serrés entre deux grosses pierres de lauze, il y a sur les patères derrière la porte le peignoir satiné de Pierrot, son chandail blanc, il y a la voix lointaine et métallique de la radio dans la cuisine, il y a l’odeur du café qui se glisse dans la chambre. Il se redresse, sur le chevet sa montre intacte, Une saison amère de Steinbeck, le verre d’eau auquel il n’a pratiquement pas touché. Pierrot pose un baiser brûlant sur son front, un café ça te fait envie ? Elle est déjà debout à ordonner ses mèches brunes, elle tire en vain sur le bas de sa nuisette, Pauline lui dira que c’est trop court, elle se drape dans le peignoir satiné, il aimerait bien se lever pour la rejoindre et la serrer encore, mais la torpeur l’emporte, Oui mon petit chat, un café je veux bien. En quittant la pièce, Pierrot laisse la porte largement ouverte, la lumière du couloir est comme une aube d’été qui pénètre la chambre, les fleurs de la tapisserie se colorent d’un ocre chaud, il les regarde fixement, il n’y a pas un souffle d’air autour et pourtant il lui semble bien qu’elles plient sous un vent calme.














































