terra vecchia

Ainsi cet hiver, nous nous étions confrontés à nouveau au langage étrange des services funéraires, frère et sœurs résolus à exaucer vingt ans après son décès les dernières volontés de notre mère — ce qui n’avait pas été possible au moment de sa disparition. Puis il y a eu cette histoire de virus, tout est devenu compliqué, la résolution reportée. Pourtant Philippe et moi avons décidé de maintenir le voyage à Bastia, délesté des funérailles il prenait l’allure envieuse de vacances, de temps ralenti. Nous avions réservé un logement dans la vieille ville, idéalement placé entre la citadelle et l’immense place Saint-Nicolas où nous apprécions boire un café le matin en observant les ferries qui arrivent du continent.

Quelques jours avant le départ, en vérifiant l’adresse de notre hôte je découvre que nous logerons dans une rue qui prolonge celle où ont vécu mes grands-parents maternels, coïncidence réjouissante qui réveille mon goût de l’enquête. Je plonge dans les archives d’état civil pour essayer de retrouver l’adresse précise de mes grands-parents via l’acte de naissance d’une sœur de ma mère, née dans cet appartement de la rue Droite dont j’avais entendu parler enfant.

Je ne trouve pas le document, me console en me disant que la rue a changé de nom et qu’il est probable que la numérotation ait également été modifiée, mais lancée sur le site des archives départementales de la Haute Corse je poursuis mes recherches à tâtons jusqu’à trouver l’acte de naissance de mon grand-père Louis.

Je découvre au bas de l’acte la signature maladroite de mon arrière-grand-père, comprends qu’il devait à peine savoir écrire, imaginer son application à signer le registre m’attendris. Surtout j’apprends que mes arrière-grands-parents vivaient précisément dans la rue où nous sommes installés aujourd’hui. Je ne peux véritablement localiser leur appartement, le registre ne mentionne pas le numéro, la rue du Lycée est devenue celle du Général Carbuccia, mais je suis plus qu’amusée par ces coïncidences à répétition, ça devient évident qu’en faisant ce voyage je ne pouvais éviter de me confronter à l’histoire familiale. 

Depuis notre arrivée j’emprunte quotidiennement ces deux rues, elles s’enchaînent en épingle à cheveux, je les photographie, attirée par l’effritement d’un mur, la vibration d’une couleur, une accumulation de câbles incohérente, une cage d’escalier qui souffle au dehors un parfum de cave, j’ai par contre du mal à saisir une vue d’ensemble de leurs courbes étroites, ascensionnelles que la lumière éclabousse en violents contrastes.

Ce n’est plus tout à fait le quartier populaire habité par mes aïeux, il a connu plusieurs mutations, c’est d’ailleurs le cœur historique de Bastia, Terra vecchia, il a été délaissé pour la ville se déployant au nord, réputé mal famé après-guerre, puis quasiment abandonné avant de se reconstruire aujourd’hui sous l’impulsion spéculative immobilière, à grand coup d’enduits colorés et de fenêtres en PVC. 

Au-delà de ma fascination pour les strates du temps encore visibles sur les murs, je ne sais pas ce que j’attends de ces photographies, je n’espère aucune révélation, mais elles me permettent d’inscrire une partie de ma famille dans un paysage plus précis, avec lui une idée de leur langue, de leur accent — je me demande si mon arrière-grand-père Giovanni Giuseppe Carozzi, devenu Jean Joseph, arrivé du Piémont, j’ignore à quel âge, a appris le français, ou bien parlait-il le corse si proche de sa langue natale ? Aussi se réveille le souvenir d’une sombre histoire que l’on racontait dans la famille, mon arrière-grand-père aurait été assassiné sur un chantier où il était maçon, le motif du crime je ne m’en souviens pas, est-ce que quelqu’un l’a su ? Les registres de la ville restent muets sur la date de sa disparition, si je n’en trouve pas la trace il faudra peut-être que je réinvente cette histoire.

Publié par

caroline diaz

https://lesheurescreuses.net/

5 réflexions au sujet de “terra vecchia”

  1. alors c’est tout à côté du « palais » des amis de mes parents… qui est maintenant à la municipalité et que j’appelais Colonna en me prenant les pieds dans des généalogies mais qui avait nom Caraffa
    oui les enduits et les fenêtres en PVC… on n’y échappe pas, mais c’est beau (je n’y suis jamais retourné alors je viens de faire un petit tour sur google street sauf qu’une fois de plus les petites rues ils ne peuvent pas

    J’aime

    1. alors oui juste au bout de cette fameuse rue Droite (carrughju drittu), devenue Chanoine Letteron, le palais Caraffa que je n’arrive pas à photographier parce que je ne trouve pas la bonne heure (face au nord j’ai bien l’impression), il est un des lieux décrit pour l’atelier de François. Amusant, j’ai été en classe avec un des descendants Bronzini de Caraffa, amoureuse en secret de son petit frère à 12 ans, et ma mère a travaillé un temps avec une des belles filles… Il est incroyable ce palais, bon ça fait partie des résolutions d’avant départ, me lever tôt pour essayer d’attraper une lumière rasante du levant, et grâce à vous mon article est déjà écrit 😉

      J’aime

  2. Bonjour :). Cette enquête sur les traces de vos aïeux m’a beaucoup parlé ! Je recueille des textes sur les lieux de l’enfance sur mon site, et j’aimerais beaucoup publier l’un des vôtres (celui-ci, « l’Estival », ou un texte inédit si le cœur vous en dit !).
    Merci d’avance et bonne journée !

    J’aime

    1. Bonjour, merci pour votre retour, aucun souci pour publier l’Estival, dites moi si vous avez besoin du fichier ou si vous vous « débrouillez » à partir de ma publication. J’irais explorer plus longuement l’île aux enfances, ça m’intéresse. Bonne journée !

      J’aime

Laisser un commentaire